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Leschimistes vont des choses aux mots. Les métaphysiciens veulent aller des mots aux choses. Ils veulent aller aux choses par les mots. Tant que que les premiers conserveront leur méthode, ils feront des progrès. Tant que les seconds ne voudront pas changer la leur, ils seront stationnaires ou rétrogrades.

Je l'avais déjà dit je le répète, et je le répéterai encore. J'ai surtout besoin de me le répéter à moi-même, parce que je me surprends tous les jours en faute. Les mots vont si vite qu'ils nous entraînent. La réflexion est si lente qu'elle arrive toujours trop tard; elle sait bien nous dire que nous nous sommes égarés; il vaudrait mieux qu'elle nous avertit, au moment où nous allons prendre une fausse direction.

Quel service ne serait pas rendu à la science, si l'on pouvait corriger les vices de la plupart des mots qui reviennent, à chaque moment, dans les ouvrages des métaphysiciens! Celui qui réussirait dans une telle entreprise, aurait la gloire de mettre fin à des disputes qui ne permettent que trop de suspecter les lumières ou la bonne foi des savans; et comme, après une observation bien exacte des faits, il aurait dû nécessairement se laisser diriger par l'analogie,

il aurait encore la gloire de faciliter l'étude des sciences, et d'épargner ainsi à la philosophie les reproches d'obscurité que s'attirent les philosophes.

On suppose que la langue des sciences philosophiques est faite ; et combien on se trompe! Les mauvais métaphysiciens passent leur vie à la gâter, à la rendre inintelligible. Les bons esprits qui voudraient remédier à ce désordre et réparer ces dommages, ne tardent pas à sentir que c'est tenter l'impossible. Ils se voient obligés de renoncer à un travail ingrat, pour se faire une langue qui leur soit propre ; et cela arrivera, jusqu'à ce qu'il se rencontre un homme qui possède à la fois un esprit d'observation si parfait; une manière de présenter ses idées si claire, si précise; une méthode de raisonnement si juste, si naturelle qu'il rallie toutes les opinions, et qu'il réunisse tous les suffrages. Alors, la langue sera faite, et tout le monde l'adoptera.

Quand paraîtra ce génie? On l'attend depuis bien long-temps. Faisons des vœux pour qu'on ne l'attende pas toujours!

Nous sommes donc obligés de faire notre langue pour pouvoir raisonner sur les idées, comme nous avons été obligés de la faire pour

raisonner sur les facultés de l'âme. Sans cette précaution, nous n'aurions pas la certitude d'être compris, parce que nous ne serions pas certains de nous comprendre nous-mêmes.

Faire sa langue, c'est aller des idées ou des choses bien connues aux mots. Aller au contraire des mots aux choses, c'est supposer la langue toute faite.

Aller des mots aux choses, c'est définir; et vous ne voulez pas que je commence un traité des idées par une définition de l'idée. Ce serait vouloir vous faire souvenir de ce que je me propose de vous apprendre.

J'aurais besoin de rappeler ici quelques-unes des considérations que je vous ai présentées dans les leçons antérieures (t. 1, leç. 11, 12, 13); mais je cède à la crainte de paraître me répéter trop souvent.

Je ne poserai donc pas la question de quatre manières, comme je l'ai fait dans une circonstance semblable (t. 1, lec. 11.) Qu'est-ce que l'idée?

Qu'entend-on par le mot idée?
Que doit-on entendre?

Qu'entendrons-nous?

Vous savez que nous ne devons pas répondre maintenant à la première de ces questions; que

la seconde, je l'ai déjà dit, est susceptible de vingt solutions différentes; que nous n'avons pas le droit de prononcer sur la troisième : mais vous ne doutez pas qu'il ne nous soit permis de nous expliquer en toute liberté sur la quatrième.

C'est donc à cette dernière que nous allons essayer de répondre. Si notre réponse était goûtée, elle pourrait servir pour la première question elle pourrait aussi servir pour la troisième; et même, peut-être à la longue, pour la seconde.

Lorsqu'un enfant, après avoir examiné à plusieurs reprises la forme des lettres de l'alphabet, est parvenu à graver nettement leur image dans son cerveau, et à les bien distinguer les unes des autres, nous disons qu'il en a idée.

Auparavant il voyait sans doute tous ces caractères, puisqu'ils frappaient son organe, mais il n'en discernait aucun. C'est en arrêtant ses regards, d'abord sur une lettre, puis sur une autre ; c'est en les arrêtant plus particulièrement, et plus long-temps sur celles qui, par leur ressemblance, tendent à se confondre, qu'il surmonte enfin une difficulté que nous saurions mieux apprécier, si les longues habi

tudes de notre esprit ne nous empêchaient de nous reporter à un âge où nous n'avions encore contracté aucune habitude.

Celui qui veut apprendre la musique aura une idée des différens signes qu'elle emploie, lorsqu'il ne confondra pas les blanches, les rondes et les noires; lorsque, familiarisé avec les diverses configurations, et les diverses positions des clefs, il ne prendra pas une tonique pour une seconde, pour une tierce, ou pour toute autre intonation.

Le botaniste a idée des plantes d'un pays, si, d'une première vue, il peut en indiquer le

caractère distinctif.

Le métaphysicien aura une idée des différentes opérations de l'entendement, lorsqu'il saura les séparer des opérations de la volonté, et de tout ce qui n'appartient pas à l'activité de l'âme; lorsque, par une analyse, d'abord lente afin qu'elle soit plus sûre, mais bientôt facile et rapide, il aura appris à saisir la nuance souvent fugitive qui les différencie.

J'aurai moi-même une idée de l'idée, si je puis vous la faire remarquer au milieu de tous les phénomènes de l'intelligence qu'on a confondus avec elle, et si je vous la montre par son caractère propre.

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