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On cherche la raison de l'existence : il n'y en a pas. Cette raison, s'il y en avait une, devrait être antérieure à l'existence ou du moins devrait être conçue antérieure à l'existence. Ainsi supposée, ainsi conçue, cette raison serait, ou une cause qui aurait produit l'existence, ou un principe dont l'existence serait une émanation; elle serait donc elle-même une existence dont on continuerait à demander la raiet à la demander sans fin.

son,

On peut demander la raison d'une existence particulière; on ne peut pas demander la raison de toute existence. Cependant, si vous voulez dire que l'existence a sa raison en ellemême, ou qu'elle est elle-même sa propre raison, je ne m'y oppose pas.

Je ne conçois ni la création, ni l'existence nécessaire je veux dire que je n'en ai

:

pas d'idée, car j'en ai la certitude. Je n'ai idée, ni de l'éternité, ni du passage du néant à l'existence, et je me tiens tranquille. Pourquoi m'effrayer de cette ignorance? est-ce qu'elle serait moins naturelle que toute autre? ne m'est-il pas évident que les idées de création et d'éternité que je n'ai pas, je ne puis pas les avoir? D'où me viendraient-elles, à moins d'une révélation,

quand elles n'ont leur origine dans aucun de mes sentimens?

Il ne faut donc pas oublier que le nom d'une idée générale peut, en même temps, être le nom d'une idée individuelle. Comme nom d'idée générale, il exprime une qualité commune, un point de vue commun à plusieurs êtres; comme nom d'idée individuelle, il est signe d'une existence individuelle, d'un être réel.

Rien n'est plus facile à acquérir que les idées générales de tous les objets de l'univers : rien • n'est plus difficile à acquérir que les idées individuelles de ces objets les premières se bornant à nous faire connaître quelques qualités, une qualité; les dernières, si nous les avions complètes, nous feraient connaître la réunion de toutes les qualités des êtres, de toutes leurs propriétés.

Aussi voyons-nous que les enfans, après les premières impressions qui leur viennent par les sens, et dont ils tirent quelques idées sensibles, se portent aussitôt aux idées les plus générales, arbre, homme, bon, mauvais, etc.; et cela doit être, car il est bien plus aisé de saisir les ressemblances, que les différences. On n'obtient les différences que par une application dont le travail se fait sentir;

on aperçoit les ressemblances d'un premier coup d'œil.

Par les progrès de l'âge, l'enfant distingue l'arbre cerisier, l'arbre prunier, l'homme fort, l'homme riche, l'homme savant, etc.; c'est-àdire, qu'il forme des classes moins générales à mesure qu'il s'instruit.

Avoir dans son esprit des idées très-généra les, des classes très-générales, sans connaître en même temps les séries de classes qui leur sont subordonnées, et qui, par une gradation bien ménagée, conduisent aux individus, c'est donc ressembler aux enfans, c'est ne rien savoir.

Combien d'hommes cependant, avec quelques idées générales, parlent hardiment architecture, peinture, musique! Il est vrai qu'ils prêtent à rire aux connaisseurs; mais le nombre des connaisseurs n'est jamais très-grand. Combien décident sur la guerre, sur la marine, sur toutes les branches de l'administration ! Combien aussi se donnent une apparence de profondeur, parce qu'ils font entrer dans leurs discours les mots philosophie, nature, métaphysique, et autres semblables! Malheureusement ils sont trahis par ces mots mêmes; leurs méprises, quand ils en viennent aux applications, rappellent la métaphore et la métony

TOME 11.

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mie, grands mots que Pradon croit des termes de chimie.

Imaginerait-on qu'avec des classes générales, séparées des classes subordonnées qui conduisent aux individus, l'ignorance pût aller au point de confondre un mouton avec un oiseau? C'est pourtant ce qui est arrivé à une peuplade entière. Lorsque le capitaine Cook aborda pour la première fois à l'île d'Otaïti, les habitans, en voyant un mouton, firent entendre que c'était un oiseau. Nous ne concevons pas d'abord une erreur aussi étrange; mais l'île ne contenait en quadrupedes que le cochon et le chien: ces deux espèces, les oiseaux, et une multitude de rats, voilà tout ce que les insulaires connaissaient. Ils savaient que l'espèce des oiseaux est très-variée, car de temps en temps, il en paraissait dans leur île, qui ne s'étaient pas montrés auparavant. Voici comment ils raisonnèrent: Cet animal que nous voyons, n'est ni un cochon, ni un chien; il faut donc que ce soit un oiseau. Ce raisonnement ressemble à plus d'un raisonnement que font les philosophes c'est le sophisme connu sous le nom de dénombrement imparfait.

Que penser, après cela, d'un précepte que donne Buffon dans son discours de réception

que

à l'académie française? « Avec de l'attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, le style aura de la noblesse. » Ce précepte plein de goût quand on l'applià des sujets qui ont de la dignité, ou à des sujets qui sont dès long-temps connus, exige, dans la pratique, un grand discernement. Des idées neuves, des idées jusqu'à vous mal démêlées, veulent des expressions particulières et très-circonscrites. Avec des termes généraux, vous ne serez pas entendu; votre style n'aura ni clarté, ni précision : et si, à propos d'une querelle d'écoliers, vous veniez faire un étalage de la loi politique et de la loi naturelle, vous risqueriez fort de vous rendre ridicule.

Pour sentir combien la noblesse du style tient à l'emploi des termes généraux, supposez qu'aux obsèques d'un personnage illustre, l'orateur, voulant décrire les cérémonies de la pompe funèbre, s'énonce de la manière suivante Les pontifes sacrés, revêtus d'ornemens lugubres, etc; l'expression générale ornemens a plus de noblesse, vous n'en doutez pas, que n'en auraient des expressions qui détailleraient toutes les parties de ces ornemens; et l'auditoire ne serait pas médiocrement surpris, si on

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