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voulez parler? - Au cuisinier. - Attendezdonc s'il vous plaît. » Il ôte alors sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier. Harpagon veut ensuite qu'on nettoie son carrosse. Maître Jacques, changeant d'habit, comme d'office, reparaît aussitôt en cocher. Vous voyez qu'il entend les abstractions un peu mieux que notre malade.

Il n'y a personne, même dans les dernières classes du peuple, qui ne prouve par ses discours, que de pareilles abstractions lui sont familières. L'homme le moins instruit, ayant à faire une révélation à un juge, lui dira naturellement c'est au juge que je parle, et non à monsieur; ou bien, c'est à monsieur, et non au juge.

Voulez-vous une belle abstraction? Louis XII, auparavant duc d'Orléans, étant monté sur le trône, quelques courtisans lui conseillaient de tirer vengeance d'un grand seigneur qui l'avait autrefois offensé. Louis XII, par une abstraction tout-à-fait noble et royale, répondit : Le roi de France ne venge pas les injures faites au duc d'Orléans.

Je cherche des abstractions qui puissent motiver le reproche qu'on leur fait de présenter

des difficultés je n'en trouve pas. Voyons

pourtant.

:

Lorsque le peuple d'Athènes prononçait l'ostracisme d'Aristide, pouvait-on dire que ce grand homme était banni par un décret des législateurs? Assurément un bon écrivain ne dira jamais les législateurs ont condamné Aristide. Les Athéniens, dans un tel acte, n'étaient pas législateurs. Comme législateurs, ils faisaient des lois, et ils ne pouvaient faire que des lois; et quand ils prononçaient un jugement, ils étaient juges, non pas législateurs.

Une abstraction qui sépare le juge du législateur peut n'être pas saisie, je le veux, par

l'irréflexion : mais l'irréflexion mérite-t-elle qu'on tienne compte de ses méprises?

Cependant il est arrivé que des gens d'esprit sont tombés, à cet égard, dans des erreurs singulières. Un traducteur, un homme qui a fait mieux que des traductions, pour rendre un passage de Hobbes, dirigé contre les mauvais citoyens, qui, ne supportant aucune des charges de l'état, prétendent néanmoins profiter des avantages de la société, traduit ces mots : Volunt tamen in civitate esse, par ceux-ci

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veulent jouir de la ville; au lieu de veulent jouir des droits de cité.

Cet écrivain pouvait-il ignorer qu'une ville est un assemblage de maisons, et qu'une cité est une réunion de citoyens? Est-il donc plus difficile d'abstraire d'un individu la qualité de citoyen, quand il exerce ses droits politiques, ainsi que celle de sujet quant il obéit aux lois, que celle de Parisien, quand vous le considérez comme natif de Paris? Ces mots sont-ils étrangers à la langue, et leurs idées ne doivent-elles pas se trouver dans tous les esprits un peu cultivés ?

Redisons donc qu'abstraction et difficulté sont des mots incompatibles; et que c'est par le plus étrange abus du langage, qu'on a pu vouloir les associer. Disons que c'est par un autre abus du langage, qu'on parle d'idées abstraites, d'idées plus abstraites, d'idées trèsabstraites, comme si la séparation admettait différens degrés, et qu'une chose pût être ôtée, plus ôtée, très-ôtée.

Sans doute, c'est parce que les idées sont plus générales, ou moins générales, qu'on a été amené à compter plusieurs degrés dans l'abstraction. Abstrait et général sont deux cho ses qui se touchent de si près, qu'on les a con

fondues l'une avec l'autre. Nous les confondrons aussi quelquefois, puisqu'il faut parler comme on parle.

Toute science est d'abstractions. Toutes nos connaissances comparées à leur objet, sont partielles, imparfaites. Aucune n'est complète, ni ne peut l'être.

Il ne faut pas un monde pour remplir notre intelligence : c'est trop d'un atome. Qui eût dit, il y a quelques siècles, qu'avec un grain de sable, on apercevrait des milliers d'étoiles, dont on ne soupçonnait pas l'existence? Qui eût dit qu'on découvrirait des animalcules vingt-huit millions de fois plus petits qu'un ciron? Qui assurera que ce même grain de sable ne recèle pas des propriétés plus merveilleuses encore?

Et, si nous le connaissions par tout ce qu'il a d'absolu, et par tout ce qu'il a de relatif, nous verrions peut-être qu'il tient à tout dans l'Univers, et qu'il peut nous mener à connaître la nature entière. Car, dans les jugemens dont se forment nos connaissances, il n'entre que trois choses deux termes : que l'on compare, et l'idée du rapport qui résulte de leur comparaison; et comme les deux termes étant donnés, on peut trouver le rapport qui en dérive;

de même, un terme et le rapport étant donnés, on trouvera, ou du moins il ne sera pas impossible de trouver l'autre terme.

C'est ainsi que vous aurez la distance d'un astre à la terre, aussitôt que vous aurez le rapport de cette distance au rayon terrestre.

Si donc nous avions la connaissance accomplie d'un seul grain de sable, où serait la limite de nos connaissances?

Elle est partout aujourd'hui, cette limite. Notre science ne pouvant être une et entière, nous sommes forcés de la partager en plusieurs sciences fractionnaires ou abstraites. La géométrie abstrait l'étendue; la mécanique, le mouvement; l'optique, la lumière; l'acoustile son; la métaphysique, l'entendement; la morale, la volonté. Pour qu'il en fût autrement, il faudrait que l'intelligence d'un homme pût tout embrasser à la fois; il faudrait que cet homme fût un Dieu.

que,

Abstraction, analyse, mésaphysique : accoutumons-nous à ne voir sous ces mots que la manière la plus naturelle de conduire nos facultés. Qu'y verrez-vous, si vous n'y voyez pas une méthode adaptée à notre faiblesse ? Et que peuvent être des méthodes qui méconnaissent la nature, ou qui la contrarient?

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