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rions jamais nous accorder, si à chacun de nous on n'avait pas présenté, ou le même nombre d'objets, ou le même objet, ou le même point de vue d'un même objet?

Vous me prévenez, messieurs, et déjà vous vous êtes dit que la principale cause des dissidences doit se trouver dans la multiplicité des objets, alors qu'on croit ne raisonner que sur un seul; ou dans l'unité d'objet, alors qu'on croit raisonner sur plusieurs.

Vous en serez tout-à-fait convaincus par une simple observation qui vous indiquera la source intarissable de ces méprises.

Des objets différens peuvent n'avoir qu'un seul et même nom. Un seul et même objet peut avoir plusieurs noms différens; or, nous sommes portés à ne voir qu'un objet là où nous ne voyons qu'un nom, et à multiplier les objets là où nous voyons plusieurs noms.

Voilà le piége que des langues, ou mal faites, ou qu'on n'a pas étudiées avec assez de soin, tendent sans cesse aux philosophes. Ils croient parler des mêmes choses, quand ils ont prononcé les mêmes mots, ou de choses différentes, quand leur langage est différent. Ils oublient qu'un seul mot a quelquefois plusieurs acceptions ; et que, d'autres fois, au contraire, plu

sieurs mots n'en ont qu'une seule; ou que, moins, ils en ont une commune.

du

Croiriez-vous que, pour exprimer cette chose unique, que nous appellerons idée, ils aient à leur disposition plus de vingt noms différens? Idée d'abord; représentation, image, imagination, forme, espèce, perception, apperception, concept, conception, appréhension, impression, sensation, sentiment, conscience, intuition, souvenir, pensée, notion, connaissanee, etc. Je vous fais grâce du mot barbare cognition, et de quelques autres encore.

Que devait-il arriver de tant d'expressions diverses, pour rendre une seule et même chose? Il n'était pas difficile de prévoir qu'on serait attiré par les ressemblances, quand il faudrait marquer les différences; ou par les différences, quand il faudrait marquer les ressemblances; qu'un mélange d'acceptions, tantôt communes, tantôt disparates produirait la plus étrange confusion; qu'il deviendrait impossible de s'entendre; qu'alors surtout les disputes redoubleraient, et qu'on disputerait encore, long-temps après avoir perdu de vue l'objet de la dispute.

Les idées sont innées, dit l'un. Il a raison ; car, d'après son dictionnaire, l'idée est la

TOME II.

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même chose que la pensée, ou la faculté de

penser.

Les idées sont acquises, dit un autre. Il a raison aussi; car il confond les idées avec les sensations.

Mais en quoi ils ont tort l'un et l'autre, c'est de disputer quand ils pensent de même. Qui pourrait nier, en effet, que la faculté de penser ne soit innée, et que les sensations ne soient acquises? Ils ont tort encore de donner le même nom, à deux choses aussi opposées la sensation et la faculté de penser; et, que s'ils prétendent s'arroger le droit d'appeler les choses du nom qu'il leur plaît, et de parler au gré de leur caprice, réservons-nous de ne pas les écouter, et de faire ainsi justice d'un langage qui se prête à tout, et qui sert le mensonge bien mieux que la vérité.

A-t-on besoin de prouver que les idées ont pour objet nécessaire des êtres étendus? on soutient qu'elles sont toutes des images :

Qu'elles appartiennent à la matière? on les voit dans les impressions du cerveau :

Qu'on peut avoir des idées sans être averti de leur présence? on les sépare du senti

ment:

Qu'elles sont aperçues du moment qu'elles

sont dans l'esprit? on les identifie avec la conscience:

Qu'elles sont des modes et des accidens passagers? on en fait des manières d'être de l'âme : Qu'elles sont éternelles, immuables? on les place au sein de la Divinité :

Qu'elles commencent le développement de l'intelligence? on les regarde comme les matériaux des premiers jugemens :

Qu'elles sont le degré le plus élevé de nos connaissances? on assure qu'elles sont les dernières conclusions de la raison.

Ainsi donc, on ne peut douter que les philosophes, en employant le mot idée, n'aient dans l'esprit des choses tout-à-fait différentes; et néanmoins, comme s'ils perdaient tout à coup la mémoire, et parce qu'ils ont prononcé le même mot, ils croient avoir parlé d'une même chose. Il faut bien qu'ils s'abusent d'une aussi étrange manière, puisqu'ils disputent, puisqu'ils ne doutent pas qu'ils ne soient réellement divisés.

Et l'on s'étonnerait de voir la philosophie, une telle philosophie, une telle manière de philosopher, méprisée par tout ce qu'il y a d'hommes sensés et raisonnables!

Cependant il était impossible de ne pas s'a

percevoir enfin, qu'à force de multiplier les acceptions, la langue allait disparaître, pour faire place à un jargon tout-à-fait inintelligible. Alors on s'est jeté dans l'extrémité opposée; et au lieu de ne voir, comme auparavant, qu'une seule chose dans plusieurs mots divers, on s'est imaginé que ces mots, parce qu'ils étaient divers, devaient exprimer chacun une chose différente, une réalité distincte, une essence spéciale, une nature particulière : et, pour faire preuve d'une grande sagacité, pour se donner, pour obtenir même une grande réputation de profondeur, on s'est appliqué à dégager les unes des autres ces essences qu'on se reprochait d'avoir mal à propos confondues; on a voulu lire dans l'intérieur de ces natures, saisir ces réalités impalpables.

On a donc cherché le caractère propre et spécifique de la perception interne, de la perception externe, de l'apperception interne, de l'apperception immédiate, de la représentation, de l'intuition, de la sensation, etc.; et vous pouvez croire qu'on ne nous a pas laissé manquer de caractères propres et spécifiques. En sommes-nous plus savans et mieux instruits? Pouvons-nous l'être?

Pour nous éclairer sur le véritable état de

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