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est vrai qu'aujourd'hui ce ne serait guère possible: quel que soit le corps dont il s'agit, je lui connais à l'instant une certaine forme, une certaine couleur. Mais permettez-moi la supposition d'une ignorance complète, semblable à celle de l'enfant qui vient au monde.

Le corps dont nous parlons sera, si vous le voulez, un fruit. Le voilà devant moi, en présence de tous mes sens; aux yeux, au goût, à l'odorat, il paraît coloré, savoureux, odorant. Je le prends dans mes mains; il est pesant, il est d'une certaine forme. Je le laisse tomber, il rend un son, un bruit. Si j'avais un sens de plus, il est à croire que je découvrirais dans ce fruit des qualités dont je ne puis me former une idée; comme, avec un sens de moins, il est certain que j'ignorerais l'existence de quelqu'une des qualités que je lui connais.

Chacun de mes sens a donc pour objet une qualité qui lui correspond. Par l'œil, je sens, et je vois des couleurs, et rien que des couleurs; par l'ouïe, je sens, et je connais exclusivement des sons; par l'odorat, exclusivement des odeurs. Chacun de mes sens sépare de toutes les autres qualités la qualité qui lui est analogue; il l'abstrait.

Comment n'y aurait - il pas ici séparation,

isolement, abstraction? Les cinq organes des sens agissent chacun à part. Les cinq espèces de qualités, les cinq espèces de sensations, les cinq espèces d'idées relatives à ces qualités et à ces sensations, sont entre elles sans analogie.

L'homme pourvu de cinq organes, dont chacun lui sert à acquérir des idées particulières, distribue nécessairement tous les objets sensibles en cinq espèces de qualités. Le corps humain, si l'on peut ainsi le dire, est une machine à abstractions. Les sens ne peuvent pas ne pas abstraire. Pour que l'œil ne séparât pas les couleurs des autres qualités d'un corps, il faudrait qu'il les vît confondues avec les odeurs, avec les saveurs, etc.; il faudrait qu'il vît des odeurs, des saveurs.

L'abstraction des sens est donc l'opération la plus naturelle; il nous est même impossible de ne pas la faire. Voyons si l'abstraction de l'esprit présentera plus de difficultés que celle

des sens.

Quel est l'homme un peu accoutumé à réfléchir et à méditer, qui n'ait mille fois éprouvé. combien il est nécessaire de resserrer le champ de la pensée ? Si vous voulez forcer votre esprit à saisir tout à la fois un grand nombre d'idées, il s'éblouit aussitôt; tout semble fuir,

tout échappe, et les rapports entre les idées et les idées elles-mêmes; on ne voit rien, pour avoir eu l'ambition de trop voir.

Ce n'est pas ainsi que procède l'esprit livré à lui-même, lorsqu'il veut acquérir une connaissance. Il n'agit pas par toutes ses facultés à la fois, ni sur plusieurs idées à la fois. L'expérience lui a appris que le désordre et la confusion sont la suite d'une méthode aussi peu sensée. D'abord il ne fait usage que d'une seule faculté, et de la plus simple de ses facultés, l'attention. Il ne la porte pas sur un objet entier ; il la fixe sur une de ses parties, sur une seule de ses qualités, sur un seul de ses points de vue; il l'y retient jusqu'à ce qu'il s'en soit formé une idée exacte, une image fidèle.

la

Cherche-t-il à connaître les propriétés de l'étendue? iloublie qu'elle a de la profondeur, pour ne voir qu'une surface. L'objet est encore trop composé. Dans la surface, il ne prendra que longueur; et, dans cette longueur même, séparée des autres dimensions, il sent quelquefois le besoin de ne considérer que l'élément géné rateur, le point.

Aurions-nous connu l'activité et la sensibilité de l'âme, si nous n'avions étudié à part cha

cune de nos manières d'agir, et chacune de nos manières de sentir?

L'esprit humain va donc toujours divisant, toujours séparant, toujours simplifiant; seul moyen, en effet, de saisir les choses, de s'en former des idées.

Il est vrai qu'après avoir ainsi tout séparé, nous sommes obligés de tout réunir, sans quoi nos connaissances ne seraient pas conformes à la nature, c'est-à-dire, aux choses comme elles sout. Les qualités des corps n'ont pas chacune une existence propre et indépendante. Les facultés de l'àme ne sont pas autant d'êtres distincts. Des deux côtés, c'est un seul et même être, ou tout à la fois étendu, solide, coloré, etc., ou tout à la fois capable de comparer, de juger, de raisonner, de désirer, etc.

Mais, quoique nos connaissances consistent toutes en différentes réunions d'idées, il a fallu commencer par acquérir ces idées une à une, en portant successivement notre attention sur les diverses qualités des êtres.

L'abstraction de l'esprit est donc aussi naturelle que celle des sens. Elle nous est commandée par la nature même de notre esprit. Pourrions-nous ne pas faire continuellement des abstractions, quand il nous est impossible

de parler sans abstraire? Parler, c'est énoncer une suite de propositions. Or, dans toute proposition, l'attribut est un terme abstrait. Il désigne une qualité abstraite. Dieu est bon: l'idée de bon a été prise d'abord des objets physiques, du pain, du vin, du sucre, etc. Ensuite des actions des hommes, qui sont appelées bonnes ou mauvaises, d'après l'intention qui les précède, et l'effet qui les suit. Nous disons d'un roi qu'il est bon, quand il fait le bon→ heur de son peuple. Nous disons que Dieu est bon, parce qu'il est l'auteur de tout bien.

Quant aux sujets des propositions, ils sont également abstraits, à moins qu'on ne parle d'un être réel et individuel, comme dans ces expressions, Bossuet est éloquent, Henri IV est le modèle des princes. Mais il faut remarquer que ces propositions individuelles ne se présentent guère dans les ouvrages de science. Il est rare de trouver le nom d'un individu dans un traité de mathématiques, ou de métaphysique, ou de morale; sujet et attribut, tout est abstrait. Aussi dit-on que ces sciences sont des sciences abstraites. On devrait le dire de toutes, comme nous le verrons dans un moment.

Parler, c'est donc abstraire. L'enfant bégaie à peine, qu'il abstrait; et l'abstraction du lan

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