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nombre; on le doit même, afin de réduire l'alphabet à de justes bornes. Qu'est-il besoin d'enregistrer toutes les modifications qui nous viennent de chacun de nos sens? Aussi manquent-elles d'expressions, pour la plupart, dans nos langues vulgaires. Quand on a dit, d'une odeur, qu'elle est bonne ou mauvaise; et d'une saveur, qu'elle est aigre, douce, amère, on est obligé de recourir à des comparaisons, odeur de rose, odeur de violette; goût de sucre, etc. Et si vous généralisez cette observation, vous trouverez que nous avons infiniment plus de sensations et de sentimens que d'idées, et beaucoup plus d'idées que de mots.

que

Pour que le nombre de nos idées égalât celui les hommes de nos sentimens, il faudrait eussent remarqué toutes les variations dont le sentiment est susceptible. Si l'on pouvait se permettre cette supposition, alors les sciences philosophiques auraient reçu leurs derniers développemens; et les générations futures ne pourraient que répéter les observations des générations qui les auraient précédées ; mais il n'en sera jamais ainsi. Le génie manquera aux phénomènes toujours nouveaux que présente l'étude de la sensibilité ; les phénomènes de la sensibilité ne manqueront jamais au génie.

Comme le nombre des sentimens surpasse celui des idées, le nombre des idées surpasse celui des mots. Est-ce un mal que nous ayons moins de mots que d'idées? Je ne dirai pas que le besoin d'un mot nouveau ne soit jamais réel; mais je crois qu'au point où est parvenue la langue française, il est bien rare que ce besoin se fasse sentir aux écrivains qui en connaissent toutes les ressources. Racine, Boileau, Pascal, Bossuet, Mallebranche, écrivaient, il y a plus d'un siècle; on ne les a jamais entendus se plaindre de la pauvreté de la langue. Plaignons-nous plutôt de ses fausses richesses, de cette multitude importune de mots qui s'offrent à la fois pour rendre une même idée. Nous allions fixer le caractère de cette idée; l'attention se divise, elle devient incertaine, et cependant le mot propre nous échappe.

La métaphysique surtout présente des exemples de cette surabondance d'expressions parasites, ou trompeuses. Les hommes voués à cette science, qui, plus que toute autre, exige de longues méditations, ont ordinairement vécu dans la solitude, et pensé à part; chacun 's'est fait une langue particulière, et l'on a eu quelquefois jusqu'à dix, jusqu'à vingt noms différens pour une même chose (leç. 1): voilà

ce qui nous trompe. Nous croyons que tous ces noms répondent à autant d'objets ou d'idées. Nous nous épuisons à découvrir dans les ouvrages des philosophes ce qu'ils n'ont pas voulu y mettre à leurs obscurités, qui ne sont pas rares, nous en ajoutons de nouvelles ; nous achevons de les rendre inintelligibles, et nous ne retirons aucun fruit de nos études.

La langue la plus propre au raisonnement, nous l'avons déjà dit ailleurs, serait celle qui, avec le plus petit nombre de mots, rendrait le plus grand nombre d'idées; et celui-là raisonnerait le mieux avec cette langue, qui saurait 'mieux l'économiser. « Plus vous abrégerez vos discours, dit Condillac, plus vos idées se rapprocheront; et plus elles seront rapprochées, plus il vous sera facile d'en saisir tous les rapports (Log., p. 159). La plus parfaite des langues, celle de l'arithmétique, n'a que dix caractères; et ces dix caractères suffisent à toutes les combinaisons des nombres; elle pourrait n'en avoir que cinq, que deux; les calculs ne s'en feraient pas moins : il est vrai qu'ils ne se feraient pas avec la même facilité. Aussi a-t-on préféré l'arithmétique décimale à la quinaire, à la binaire, et à toute autre qui comprendrait plus de dix, ou moins de dix caractères.

le

L'arithmétique a, sur les autres sciences, grand avantage de reposer sur une seule idée simple, l'idée de l'unité. Voilà pourquoi il est possible d'en réduire les caractères, non-seulement à deux, mais à un seul. On répète ce caractère ou ce chiffre, deux fois, pour exprimer le nombre deux; cinq fois, pour exprimer le nombre cinq; dix fois, pour exprimer le nombre dix; et alors, cette arithmétique d'un seul chiffre rentre dans l'arithmétique décimale, la plus commode de toutes.

Aucune des autres sciences n'a la simplicité de l'arithmétique : les caractères qu'elles emploient, les mots, désignent rarement des idées qui ne soient que la répétition d'une même idée; ils expriment presque toujours des

groud'idées de différente nature. Le mot corps pes exprime et rappelle une idée qui comprend les idées de couleur, de pesanteur, de dureté; et quelle analogie y a-t-il entre ces idées?

Pour connaître les différens objets de la nature, il faut nous rendre un compte exact des idées simples et des idées composées qui résultent de leurs combinaisons. Or, comment nous assurer des unes et des autres?

Ou les idées simples dérivent immédiatement de nos diverses manières de sentir, ou

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bien elles sont le résultat des dernières abstractions que nous faisons subir aux idées compo

sées.

Si elles naissent d'un sentiment, il faut éprouver ce sentiment, et s'observer quand on l'éprouve. Il n'y a pas d'autre moyen d'en acquérir l'idée : elle est intransmissible par des mots et par des définitions. Les définitions ne feront pas connaître les couleurs à un aveugle de naissance; il n'en a jamais éprouvé la sensation; il n'en aura jamais l'idée. Ce n'est pas avec des mots qu'on fera connaître le goût du café à celui qui n'a jamais approché cette liqueur de ses lèvres, ni l'odeur de la rose à celui qui n'en aurait jamais senti le parfum, etc.; et, pour parler des sentimens d'un autre ordre, il faut être père pour connaître l'amour paternel; généreux, pour avoir idée de la générosité, etc. Je sais bien qu'on croit pouvoir imaginer des affections qu'on n'a jamais éprouvées ; et je conviens qu'on les imagine.

Si l'idée simple est le résultat d'une dernière abstraction, elle sera pour nous une acquisition réelle, pourvu que l'idée composée dont nous la détachons, nous soit bien connue. Ainsi l'idée simple d'impénétrabilité est une idée très-claire et très-distincte, parce

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