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partisans de l'autre ne concevant pas qu'on établisse le moindre rapport entre les idées et les sensations.

Dira-t-on que nous sommes dans la nécessité de combattre toutes les raisons, et de refuter tous les argumens employés par les disciples ou les successeurs de Platon et d'Aristote?

L'obligation qu'on nous impose n'est pas aussi onéreuse qu'on pourrait le croire. A ce que ces philosophes ont d'opposé à notre doctrine, nous avons déjà répondu, en établissant cette doctrine; à ce qu'ils ont d'opposé entre eux, nous répondrons à Aristote par Platon, et à Platon par Aristote; ou plutôt nous ne répondrons ni à l'un ni à l'autre, puisque leurs argumens ne s'adressent pas à nous. Les Platoniciens attaquent les Péripatéticiens; nous ne sommes pas Péripatéticiens. Les Péripatéticiens attaquent les Platoniciens, nous ne sommes pas Platoniciens. Aucune des innombrables diffi

cultés que, depuis des siècles, se font réciproquement les philosophes qui ont traité de l'origine des idées, ne nous regarde. Nous ne disons. pas: Les idées viennent des sens. Nous ne disons pas les idées sont innées. Nous disons que ces deux opinions sont fausses l'une et l'autre; la première, pour n'être qu'en partie

d'accord avec l'expérience, la seconde, pour être tout-à-fait contraire à l'expérience.

Je pourrais me borner à ce peu de mots. Ils suffisent pour nous donner le droit de négliger des raisonnemens qui ne nous intéressent en rien. Mais le but principal de nos leçons étant, ainsi que nous l'avons déjà annoncé, de chercher à acquérir cet esprit de critique, qui, dans les ouvrages des philosophes, sépare à l'instant et avec autant de sûreté que de promptitude, le vrai du faux, soit dans les idées, soit dans la manière de les exprimer; nous examinerons quelques-uns de ces raisonnemens qu'on donne et qu'on reçoit comme des preuves irrésistibles. Nous arrêterons un moment notre attention sur quelques-uns de ces énoncés dont des yeux prévenus croient voir s'échapper la plus vive lumière.

Commençons par le passage si connu et si souvent reproduit de la Logique de P.-R. L'auteur de cette logique, ou plutôt Descartes dont il emprunte le raisonnement, veut prouver, contre Gassendi et contre Hobbes, que toutes les idées ne viennent pas des sens. Il cite à son appui l'idée de l'être et celle de la pensée; et il prétend que l'âme forme ces idées

par sa propre énergie, indépendamment du concours des organes. Voici le passage.

«Je de mande par quel sens les idées de l'étre et de la pensée sont entrées dans l'esprit. Sontelles lumineuses ou colorées pour être entrées par la vue? d'un son grave ou aigu pour être entrées par l'ouïe? d'une bonne ou mauvaise odeur pour être entrées par l'odorat? d'un bon ou d'un mauvais goût, pour être entrées par le goût? froides ou chaudes, dures ou molles

pour être entrées l'attouchement? que, par

si

l'on dit qu'elles ont été formées d'autres images sensibles, qu'on nous dise quelles sont ces autres images sensibles dont on prétend que ́les idées de l'être et de la pensée ont été formées, et comment elles ont été formées; ou par composition, ou par ampliation, ou par diminution, ou par proportion: que si l'on ne peut rien répondre à tout cela qui ne soit déraisonnable, il faut avouer que les idées de l'être et de la pensée ne tirent en aucune sorte leur origine des sens; mais que notre âme a la faculté de les former de soi-même, quoiqu'il arrive souvent qu'elle est excitée à le faire par quelque chose qui frappe les sens, comme un peintre peut être porté à faire un tableau pour l'argent qu'on lui promet, sans qu'on puisse dire

pour cela que le tableau a tiré son origine de l'argent.» (Logique de P.-R., p. 12 et 15.) Ainsi donc, suivant Descartes et suivant P.R., les idées de l'étre et de la pensée ne viennent pas des sens. On fait l'énumération de tous les sens l'un après l'autre; aucun ne fournit immédiatement ces idées. A l'opération des sens, on ajoute les opérations de l'esprit qui modifient l'image sensible; les idées de l'être et de la pensée ne se montrent pas encore. L'image sensible, soit qu'on la considère antérieurement à la modification qu'elle a reçue de l'esprit, soit qu'on la considère après cette modification, n'est et ne peut être qu'une image sensible. Et rien, ajoute-t-on, n'est plus déraisonnable que de croire qu'elle changera de nature, pour devenir l'idée de l'étre, ou l'idée de la pensée. Ces deux idées étant essentiellement différentes des images sensibles, n'ont pas, comme les images sensibles, leur origine dans les sens. Il faut donc que l'âme les forme d'elle-même, qu'elle les tire de sa propre substance.

pro

Voilà deux opinions également célèbres par le nombre et par l'autorité de ceux qui les fessent. Elles ne peuvent pas en même temps être vraies l'une et l'autre, puisqu'elles sont

opposées; mais elles peuvent être erronées toutes deux. Vous allez juger si ce n'est pas entre elles que se trouve la vérité. Ma critique ne portera dans ce moment que sur l'origine de l'idée de la pensée. Ce que je me propose de dire sur l'origine de l'idée de l'étre sera mieux placé à l'article des idées générales; car l'idée de l'être est une idée générale, et même la plus générale de toutes.

Je ne balance pas un instant à prononcer que l'opinion attaquée par Port-Royal ne peut se soutenir. L'idée de la pensée est l'idée de l'action de l'âme. Et comment veut-on que l'idée de l'action de l'âme naisse de la sensation? On le concevrait, si l'àme était active dans la sensation. Mais combien de fois n'avons-nous pas dit et prouvé le contraire?

Omnis idea oritur à sensibus; toute idée a son origine dans les sens tels sont les premiers mots de la logique de Gassendi. Il prouve, mais moins bien que Locke ne l'a fait depuis, et surtout moins bien que Condillac ne l'a fait après Locke, que les idées intellectuelles et les idées morales ne se développent qu'à la suite des idées sensibles, qui sont les premières, et qui viennent incontestablement des sens, ou des sensations.

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