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vent entre les opérations elles-mêmes; car l'âme ne peut pas agir, qu'en même temps elle ne sente qu'elle agit, comme elle ne peut pas sentir qu'elle agit, qu'elle n'agisse en effet. Penser, et ne pas sentir qu'on pense, ou sentir qu'on pense et ne pas penser, sont des choses contradictoires. Mais remarquez bien que je ne dis pas que la pensée soit inséparable de son idée; je dis qu'elle est inséparable de son sentiment. On peut penser sans s'apercevoir qu'on pense, mais non pas sans le sentir.

Or, la plupart des hommes ont une telle indolence à penser, qu'il faut, pour les y contraindre, les besoins les plus pressans de la vie. Combien laissent leur âme plongée dans un sommeil léthargique, en comparaison du trèspetit nombre dont l'activité renaît sans cesse d'elle-même! Les premiers ignoreront toujours ce qu'ils peuvent; car d'où leur viendrait l'idée de leurs facultés quand ils n'en ont pas le sentiment? Ceux au contraire qui, agissant continuellement, éprouvent continuellement le sen timent de leur action, trouveront sans peine, dans les variétés de ce sentiment qui ne les abandonne jamais, les idées de toutes leurs facultés, ou de toutes les manières d'agir dont leur âme est susceptible.

En n'ayant égard qu'à la seconde des origines que nous avons assignées aux idées; en ne considérant que le sentiment des opérations de l'âme, il est donc manifeste que tous les hommes ne sauraient avoir une intelligence égale.

L'intelligence doit présenter des variétés plus grandes encore, à raison des variétés du sentiment des rapports, et à raison des variétés du sentiment moral.

Le sentiment des rapports ne pouvant avoirlieu que par la présence simultanée des idées antérieurement acquises, qui ne voit d'abord qu'il doit être plus rare chez les uns, et plus fréquent chez les autres ?

Quant au sentiment moral, observez ce qui se passe dans le monde, à l'époque où nous vivons; rappelez dans votre mémoire ce que vous avez appris des hommes qui ont vécu dans les siècles passés; et demandez-vous si le sentiment de la justice et de l'humanité, si les sentimens généreux, élevés, tendres, affectueux, si les sentimens de délicatesse et de pudeur, se trouvent au même degré dans toutes les âmes.

Le sentiment des opérations de l'esprit, le sentiment des rapports, et le sentiment moral, étant donc distribués à mesures inégales, il

faut que la même inégalité se retrouve dans les idées intellectuelles et dans les idées morales qui naissent de ces sentimens.

Mais quoi! nous remontons aux sources de l'intelligence, nous parlons de l'inégalité des esprits, et nous ne remarquons pas avant tout les sens et les sensations. Est-ce par oubli, ou volontairement?

Ce n'est point par oubli. Comment pour- rions-nous perdre un instant de vue que les premières idées viennent des sensations, qui elles-mêmes nous sont venues par les impressions faites sur les sens.

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Mais nous nous abuserions étrangement si, dans l'effet de l'action des objets sur les sens nous croyions voir quelque chose de plus que des sensations, et les idées sensibles qui se montrent à leur suite. Nous nous abuserions surtout si, dans les seules sensations et les seules idées sensibles, nous nous flattions de découvrir tout ce que renferme notre nature sensible et intellectuelle. Car, ce qu'il y a de plus exquis dans la sensibilité ne se trouve pas certainement dans les sensations; ce qu'il y a de plus excellent dans l'intelligence, n'est pas dans les idées sensibles (leç. 2 ).

Si les qualités de l'esprit étaient en raison

des sensations éprouvées et des idées qui en dé, rivent, les premiers rangs ne seraient pas pour les Descartes, les Newton, et pour les hommes qui ont le plus vécu d'une vie intérieure. Ce n'est pas à des solitaires que nous devrions les plus beaux modèles de la raison et du goût.

Les sensations sont le commencement de l'exercice de la sensibilité. Les idées sensibles sont le commencement de l'intelligence. Mais ces commencemens ne sont pas principes de sentimens autres que les sensations, d'idées autres que les idées sensibles. Les sensations précèdent les autres manières de sentir, elles ne les engendrent pas. Les idées sensibles sont antérieures aux idées de rapport et aux idées morales; elles ne se transforment pas en idées de rapport, en idées morales. Ce qu'il y a de plus noble, de plus élevé dans l'esprit, ne se trouve donc ni dans les sensations, ni dans les idées sensibles. Les idées sensibles sont les premières en date elles sont même une condition sans laquelle, dans notre état actuel, nous serions privés de toute idée intellectuelle et de toute idée morale. Mais si les idées sensibles sont les premières en ordre de succession, elles ne sont pas les premières sous les rapports qui donnent

à notre être toute sa dignité, à notre raison toute sa puissance.

Telle est la part des sensations et des idées sensibles. Chercher à l'augmenter aux dépens des autres espèces de sentimens et des autres espèces d'idées, ce serait perdre d'un côté sans rien gagner de l'autre. Car les sensations ne 'peuvent s'accroître que de ce qui leur est homogène. Les idées sensibles ne peuvent s'identifier qu'avec des idées de même nature.

Disons donc qu'il existe, non pas une source, mais quatre sources d'idées; non pas une origine, mais quatre origines de connaissances; disons que ces origines ne sauraient se confondre dans une origine unique, parce que les quatre manières de sentir qui sont ces quatre origines, sont tellement distinctes, qu'il y a solution de continuité entre les unes et les autres (lec. 3).

Que peut-on objecter contre cette théorie? Qu'elle se sépare des deux principales doctrines qui jusqu'à ce moment ont partagé les philosophes?

Mais cela n'est point une objection, car les deux doctrines dont on parle, sont elles-mêmes divisées entre elles, les partisans de l'une faisant toutes les idées originaires des sens, et les

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