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qu'il nie l'erreur. L'être qui ne parle pas sera mû par l'instinct du sentiment, mais non éclairé par la lumière de la raison; ou combien sera faible cette lumière, à moins qu'il ne supplée la parole par un langage d'action perfectionné lui-même par la parole!

Vous admirerez que la langue des Grecs n'ait plus cherché à nommer la raison, quand une fois elle eut nommé la parole.

Vous applaudirez aussi à la langue des Romains, qui ne distingua jamais le raisonnement du discours.

Ce bon sens, empreint dans les langues des anciens peuples, vous avertira de la nécessité de diriger vos réflexions vers les signes de la pensée, afin de connaître la pensée elle-même.

Alors, vous ne serez plus étonnés de l'influence que la philosophie accorde au langage, sur le développement des facultés de l'esprit, et sur le développement de ses connaissances.

Et vous vous pénétrerez enfin de cette vérité, que l'art de penser ne dépend pas seulement de l'art de parler, mais qu'il se réduit à l'art de parler; dans le même sens que l'art de mesurer les angles se réduit, en géométrie, à l'art de mesurer les arcs de cercle; et qu'en astronomie, l'art de trouver la latitude des lieux,

se réduit à l'art de trouver les différentes hau

teurs du pôle.

Après avoir long-temps arrêté votre pensée sur cette admirable propriété, qui fait de la parole un instrument nécessaire à l'attention pour changer les sentimens en idées, en faisant succéder à des rapports qui n'étaient que sentis, des rapports qu'on perçoit et qu'on affirme, vous ne pourrez vous empêcher de

remarquer :

Que cette différence, entre les simples sentimens de rapport et les perceptions de rapport, est la mesure de la différence entre les esprits ;

Que tous les hommes, sans être doués du même degré de sensibilité, ou de la même. espèce de sensibilité, ont néanmoins, dans leur sentiment, une source intarissable de connaissances; mais que les uns, possesseurs indolens d'un bien qu'ils négligent, laissent leur intelligence dans un état de pauvreté et de dénûment, tandis que les autres, plus actifs et plus industrieux, l'enrichissent tous les jours de nouvelles acquisitions ;

Qu'à la vérité, lorsqu'il s'agit de ces rapports qui sont puisés au fond de la nature humaine, des rapports qui intéressent vivement la mo

rale et la justice, de ceux qui nous révèlent notre dignité ou notre grandeur, l'égalité s'établit aussitôt entre les âmes; toutes sont émues également; toutes s'élèvent à la fois : le sentiment tient lieu de connaissance; il se suffit à lui-même, et le savant oublie ce qu'il savait, pour sentir avec les ignorans.

Mais ces circonstances sont rares: le sublime ne se montre que de loin à loin dans les productions des hommes; et, si les ouvrages de la nature, si l'ordre de l'univers en offrent des modèles qui subsistent toujours, l'habitude nous empêche de les admirer; souvent même elle nous empêche de les sentir.

C'est donc dans les rapports de l'ordre commun, dans les choses ordinaires de la vie, c'està-dire, dans presque tout ce que les hommes pensent, ou disent, ou font journellement, que se marque cette différence entre les esprits qui cultivent le sentiment, et ceux qui le conservent brut, s'il est permis de le dire. Ceux-ci, toujours esclaves d'une aveugle routine, semblent craindre de surpasser l'instinct des animaux : les premiers, par l'exercice continuel de leurs facultés, s'élèvent sans cesse au-dessus d'eux-mêmes.

Le sentiment de rapport, qui précède tou

jours la perception de rapport, mais qui ne se change pas toujours en perception, vous fera soupçonner qu'il est peu d'idées dont tous les hommes ne portent le germe dans leur sentiment; et vous serez moins surpris, en lisant l'histoire de la philosophie, de voir Socrate enseigner que toutes les connaissances acquises dans le cours de la vie sont des réminiscences. Comme ce qu'il apprenait lui-même, il l'avait déjà senti, il croyait ne rien apprendre de

nouveau.

Si, en effet, tous les rapports que nous apercevons ont déjà été sentis; si toutes nos connaissances ont été précédées par le sentiment; il sera vrai que toutes les idées que nous nous sommes faites dans nos leçons antérieures nous les avions auparavant dans le sentiment.

Il sera vrai que la notion que je viens de vous donner de l'idée elle-même, tout le monde l'a dans le sentiment.

Qui pourrait n'avoir pas senti que, pour acquérir une connaissance nouvelle, il faut remarquer ce qu'on n'avait pas remarqué, distinguer ce qu'on voyait confusément ?

Voulez-vous un grand exemple, voulez-vous une grande preuve, que dans tous les temps on a senti que les idées consistent dans des rap

ports de distinction? Jetez un moment les yeux sur les ouvrages des scolastiques, de ces philosophes qui, pendant cinq ou six siècles, n'ont connu et enseigné d'autre doctrine que celle d'Aristote, auquel ils attribuaient une sorte d'infaillibilité. Comme tout ce qu'on jugeait utile de savoir se trouvait dans Aristote, on n'avait pas besoin de penser par soi-même, et l'on se gardait bien de faire la moindre observation, la moindre expérience; il suffisait que le maître eût parlé. On eût fait un acte de rébellion en consultant la nature. Cependant le besoin d'idées se faisait toujours sentir, car la curiosité ne nous abandonne jamais aussi qu'arrivait-il? C'est que, ne pouvant rien démêler, rien distinguer dans la nature qui n'existait plus pour eux, les scolastiques se mirent à faire sur les mots des distinctions sans fin. Il n'y a pas une de leurs pages qui ne soit remplie de divisions, de distinctions et de sousdistinctions; on sentait donc qu'on ne peut s'instruire qu'en saisisant des rapports de distinction; on le sentait, mais on le comprenait mal.

Encore un mot, et j'ai fini.

Nous avons distingué dans cette leçon trois sortes de jugemens, où l'on ne supposait qu'une

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