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a pu les remarquer chacun à part, les bien dis-, tinguer, s'en faire des idées.

Dès ce moment, le rapport n'a pas été seulement senti, il a été perçu; le sentiment de faiblesse est devenu connaissance de la faiblesse ; le sentiment de rapport s'est changé en perception de rapport.

Dans la perception de rapport, les deux termes qui donnent lieu au rapport sont deux idées distinctes et séparées. Dans le simple sentiment de rapport, les deux termes sont deux sentimens qui se confondent.

Nous commençons par sentir des rapports; l'attention aidée par les mots, ou plus généralement, par des signes, nous les fait percevoir.

Mais il ne nous suffit pas de percevoir ou d'apercevoir des rapports; il ne nous suffit Fas de nous tenir comme en contemplation devant les objets, d'apercevoir la blancheur avec la neige, la chaleur avec le feu, la dureté avec le marbre; au risque de nous tromper, nous prononçons que les choses sont en réalité, telles que nous les apercevons, et nous disons: la neige est blanche, le feu est chaud, le marbre est dur; c'est-à-dire, qu'après avoir senti des rapports, et après les avoir perçus, nous les affirmons.

Or, il y a jugement toutes les fois qu'il y a un rapport saisi par l'esprit, de quelque manière que l'esprit le saisisse : il y a donc trois espèces de jugement, ou, si on l'aime mieux, trois degrés dans le jugement.

On juge par sentiment; on juge par idées; on juge par affirmation. L'affirmation est le prononcé du jugement par idées; le jugement par idées est l'analyse du jugement senti.

Les mots, les signes, sont indispensables, vous le voyez, pour le jugement-affirmation ; ils ont servi à analyser le jugement qui se fait par sentiment, et à le convertir en jugement

qui se fait par idées. Mais pour juger par sen

timent, il ne faut ni mots, ni signes, ni aucune espèce de langage.

Les animaux peuvent donc sentir les rapports qui tiennent à leurs sensations; mais s'ils peuvent sentir quelques rapports, ils ne peuvent ni les percevoir, ni les affirmer. Le lion sent qu'il est fort; il ne sait pas qu'il est fort; et surtout, il ne dira jamais en lui-même je suis fort.

L'homme sent une multitude infiniment variée de rapports: il les perçoit, il les affirme. Malheureusement, il en perçoit moins qu'il ne peut en sentir : voilà pourquoi il est ignorant;

et malheureusement encore il en affirme plus qu'il n'en perçoit : voilà pourquoi il est sujet à l'erreur.

Le plus grand nombre de rapports restent dans la sensibilité pour n'en sortir jamais. Jamais ils ne passeront tous dans l'intelligence. Quelle sagacité pourra découvrir tout ce que recèle la plus féconde de nos manières de sentir? Où est la constance qui ne se lassera pas de vouloir épuiser ce qui est inépuisable? Nul homme ne tentera donc, à lui seul, un travail qu'ont dû se partager les hommes de génie de tous les temps et de tous les lieux. Les uns étudient les rapports qui sont occasionés par les sensations; d'autres, ceux qui naissent du sentiment des facultés de l'esprit ; d'autres, ceux qui sont produits par les sentimens moraux; tous étudient les rapports multipliés à l'infini qui sortent de ces premiers rapports; et cette étude, commencée à l'origine de la philosophie, durera aussi long-temps que la curiosité de l'homme, aussi long-temps qu'il pourra ajouter à ses connaissances, c'està-dire, toujours.

Si les hommes ne prononçaient que sur des rapports distinctement perçus, s'ils n'affirmaient que ce qu'ils savent, leur intelligence

TOME II.

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serait, en quelque manière, inaccessible à l'erreur car l'erreur n'est ni dans le sentiment, ni dans la perception; ce qu'on sent, on le sent; ce qu'on voit, on le voit; mais ce qu'on affirme peut ne pas être.

N'attendons pas une telle réserve, une telle sagesse de la part des hommes. Tant que l'amour de la vérité ne sera pas le premier de leurs intérêts; tant que le vain désir de paraître, tant que les passions règneront sur la terre, on décidera sans connaissance, on prononcera au hasard; l'orgueil, surtout, aime les affirmations tranchantes; s'il balançait un moment, on pourrait le soupçonner d'ignorer quelque chose.

Sentir des rapports, les percevoir, les affirmer, sont donc trois manières de juger qui se développent successivement. On peut 'sentir des rapports sans les percevoir, on peut les percevoir sans les affirmer; mais on ne peut affirmer de vrais rapports sans les ayoir perçus, ni les percevoir sans les avoir sentis.

Puisque la distinction des trois sortes de jugemens est fondée sur la nature, il s'ensuit que le mot jugement sert tour à tour à exprimer trois choses réelles, qu'il a trois acceptions réelles.

Mais les philosophes ayant presque toujours confondu le sentiment de rapport avec la per ception de rapport, il est arrivé que le simple sentiment de rapport, considéré indépendamment de la perception de rapport, n'a pas reçu le nom de jugement. Nous nous conformerons à cet usage, et, dans nos discours, l'acception du mot jugement n'ira pas ordinairement plus les affirmations et les perceptions de

loin que

rapport.

Ainsi, quoique le sentiment de rapport soit un vrai jugement, nous ne lui en donnerons pas le nom; nous ne lui donnerons pas de nom particulier; nous lui laisserons le nom de sentiment de rapport.

Ainsi, et pour en venir enfin à la réponse qu'on attend de moi, quoique l'idée soit un vrai jugement, puisqu'elle consiste dans un rapport de distinction, nous ne lui donnerons pas le nom de jugement; nous lui laisserons le nom d'idée.

L'idée, nous en avons prévenu, est un jugement d'une espèce particulière, un jugement à part. Dans les trois sortes de jugemens dont nous venons de parler, on a deux termes dont le rapport est ou senti, ou perçu, ou affirmé; deux termes qui se confondent dans le senti

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