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Ces réflexions recevront d'autres développemens, et prendront un nouveau degré d'évidence, quand nous expliquerons la manière dont nous formons l'idée des corps; mais c'en est assez pour vous faire sentir combien est faux le préjugé qui, peuplant d'images l'esprit humain, et n'y voyant pas autre chose, semble réduire toutes ses facultés à la seule imagination.

2o. On conviendra, je pense, que la première objection n'a qu'une vaine apparence de force, et on l'abandonnera pour insister sur la seconde, qui, au lieu de placer les idées dans des images, les place dans des souvenirs.

Mais on ne s'avise pas qu'il y a des souvenirs confus, comme il y a des sentimens confus; et même qu'il règne ordinairement plus de confusion dans le souvenir de ce que nous avons senti autrefois, que dans ce que nous sentons actuellement. Si donc, il ne suffit pas de sentir pour avoir des idées, à plus forte raison ne suffitpas de se souvenir.

il

Ce qui trompe, c'est que le mot idee a plusieurs acceptions. On le fait synonyme de pensée, d'image, de souvenir, et d'autres mots encore. On dira également que Pascal se fait remarquer par la sublimité des idées, ou par la sublimité des pensées. Personne ne blâmera

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que

de

votre langage, quand vous direz qu'il est trèsdifficile de se faire, ou une idée, ou une image du système du monde, d'après les anciens astronomes; et que rien n'est plus facile s'en faire, ou une idée, ou une image, d'après Copernic. Les critiques les plus minutieux vous permettront de dire, à votre choix, que vous vous souvenez, ou que vous avez idée d'un jeu qui amusa votre enfance.

Mais toutes ces substitutions ne prouvent qu'une chose ; c'est que le mot idée, outre le sens qui lui est propre, en reçoit d'autres par

extension.

Il n'y a, dites-vous, aucune différence entre l'idée et le souvenir. Songez donc que le souvenir est une idée rappelée.

3o. De ce qu'on distingue au premier coup d'œil un écu d'un louis, et qu'on ne le distingue pas d'un autre écu; et, en général, de ce qu'on distingue avec la plus grande facilité un objet de tous les objets qui en sont très-différens, tandis qu'on est exposé à le confondre avec ceux qui lui ressemblent, vous voulez. que sois obligé de dire qu'on a, en même temps idée, et qu'on n'a pas idée d'une même chose, et cela vous paraît contradictoire.

je

Je me contredirais, sans doute, si en com

parant un écu avec des louis, je disais que j'en ai idée, et que je n'en ai pas idée; ou si en le comparant avec d'autres écus, je disais que je n'en ai pas idée et que j'en ai idée. Mais il n'y a nulle contradiction à dire que j'en ai idée quand je le compare avec des louis, et que je n'en ai pas idée, quand je le compare avec des écus. Car je ne dis autre chose, sinon qu'il est facile de reconnaître un écu dans un tas de louis, et difficile de le remarquer dans un tas d'écus.

Vous ajoutez que les choses se distinguant les unes des autres, par plus ou moins de qualités, je suis forcé d'admettre des idées qui sont plus ou moins idées.

Je me garderai bien de m'exprimer de la sorte. Un enfant ne connaît de l'or que la couleur jaune, tandis que le chimiste voit dans ce métal une vingtaine de propriétés. Je ne dirai pas que l'idée du chimiste est plus idée, vingt fois plus idée que celle de l'enfant. L'eau de la mer n'est pas plus eau que celle d'un fleuve, elle est plus pesante. Un chêne n'est pas plus arbre qu'un poirier, il est plus élevé. Une grande maison n'est pas plus maison qu'une petite, elle est plus commode, ou moins commode, etc.

La troisième objection n'est donc rien. Venons à la dernière. Celle-ci, je le crois, n'attaque pas seulement des mots; elle va au fond des choses, elle tend à prouver que, d'après notre détermination de la nature de l'idée, il n'y a plus d'idées, à proprement parler, puisqu'elles se confondent avec les jugemens. Présentons de nouveau cette objection, afin qu'on puisse la mieux apprécier.

4°. Distinguer, démêler, discerner, sont autant d'expressions dont nous nous servons pour désigner l'état où nous sommes, quand nous avons une idée; en sorte que nous acquérons une idée nouvelle, toutes les fois que nous re marquons ce que nous n'avions pas remarqué. Or, distinguer un objet parmi d'autres objets, c'est sentir une ou plusieurs différences, c'est apercevoir un ou plusieurs rapports. L'idée consiste donc dans un sentiment de rapport, dans une perception de rapport; mais le jugement, nous l'avons enseigné nous-mêmes, est un sentiment ou une perception de rapport. L'idée et le jugement sont donc une seule chose; et alors le jugement, c'est-à-dire le sentiment ou la perception de rapport entre deux idées, sera le sentiment ou la perception de rapport entre deux jugemens. Cette définition expli

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quant le même par le même, idem per idem, n'explique rien en effet, elle ne nous apprend rien.

Que répondre? Accorderons-nous que les idées sont des jugemens? le nierons-nous ?

Si les idées sont des jugemens, nous tombons, ce semble, dans une manière de parler tout-à-fait insignifiante. Car, en disant que le jugement suppose des idées, qu'il porte sur des idées, nous disons qu'il suppose des jugemens, qu'il porte sur des jugemens. Si les idées ne des jugemens, elles ne consistent donc

sont pas

pas dans des rapports de distinction; et notre théorie est renversée. Que répondre, encore une fois?

Nous répondrons sans balancer, et nous prouverons que les idées sont de vrais jugemens, mais des jugemens d'une espèce particulière.

Dans le jugement tel que le conçoivent les philosophes, on a toujours deux termes qui sont l'un et l'autre déterminés, un sujet et un attribut; et le jugement consiste, disent-ils, à percevoir, ou à affirmer le rapport entre ces deux termes.

Dans le jugement constitutif de l'idée, on n'a qu'un terme qui soit déterminé ; l'autre reste indéterminé.

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