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Aussi les premiers philosophes pensaient-ils qu'on ne peut concevoir les choses qu'autant qu'on se les représente par des images; et il ne faut pas croire que cette signification primitive du mot idée soit changée. Dans presque tous les traités de philosophie, et particulièrement dans ceux qui sont à l'usage des écoles, on enseigne que l'idée est l'image, la simple représentation d'un objet ; idea est objecti imago vel representatio in mente. Pourquoi ne pas se tenir à une définition adoptée par le plus grand nombre des philosophes anciens et modernes? Nous sommes portés à croire avec eux que, du moment où les images disparaissent, tout disparaît, et qu'il ne reste rien dans l'esprit.

2o. Mais, si c'était une erreur de confondre ainsi les idées avec les images, ce n'en serait pas une, peut-être, de les confondre avec les souvenirs. Lorsque les objets agissent sur nos sens, nous disons qu'ils nous font éprouver des sensations, que nous les sentons; nous ne disons pas que nous en avons idée. On approche une fleur de votre odorat, vous dites: Je la sens; mais, si l'on vous parle d'une odeur que vous ayez sentie il y a quelque temps, vous direz : J'en ai l'idée ou le souvenir. Il paraît donc s'il fallait renoncer à l'opinion commune

que,

qui place les idées dans les images, on ne serait pas très éloigné de la vérité, en les plaçant dans les souvenirs.

5o. Vous prétendez que l'idée que nous nous faisons d'un objet consiste à le distinguer, à le discerner parmi d'autres objets. A ce compte, il faudrait dire souvent qu'on a en même temps idée, et qu'on n'a pas idée d'une même chose. Je distingue immanquablement un écu d'un louis, mais il est rare que je distingue un écu d'un écu. Je distingue donc, et ne distingue pas; j'ai une idée, et n'ai pas une idée. Et d'ailleurs, comme nous distinguons un objet des autres objets par plus ou moins de qualités, il faudra dire, d'après vous, que les idées sont plus ou moins idées : un tel langage est au

moins bien extraordinaire.

4. A ces trois objections qu'on m'a faites, je veux en ajouter une quatrième, que peutêtre on ne me ferait pas.

En plaçant l'idée dans la distinction des objets, et par conséquent dans un rapport de distinction, prenez garde, pourrait-on nous dire, que vous la confondez avec le jugement. Or, où en sommes-nous si l'on confond l'idée avec le jugement; et que faudra-t-il entendre à l'avenir quand nous lirons, dans les ouvrages des

TOME II.

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philosophes, qu'afin de ne pas nous égarer dans nos jugemens, il faut commencer par nous faire des idées exactes? N'est-il pas évident que, sans des idées antérieures aux jugemens, toutes nos connaissances ne pourraient être que fausses ou hasardées, ou plutôt qu'il n'y aurait de connaissances?

pas

Réponse. Ces difficultés méritent certainement d'être prises en considération; je vais tâcher d'y répondre autant qu'il sera en moi.

1o. Il est vrai qu'à ne consulter que l'étymologie, idée et image sont une même chose; il est vrai aussi que la plupart des philosophes ne se contentent pas de voir entre ces deux mots une identité matérielle et verbale. Ils pensent qu'il y a encore identité entre les choses exprimées par ces mots; en sorte que si toute image venait à s'effacer, l'esprit serait à l'instant vide de toute idée, privé de toute connaissance.

Cette opinion qui confond les idées que nous nous formons des choses, avec leurs images, est un reste de la philosophie d'Épicure; car les fantômes, les spectres, les simulacres voltigeans, les espèces expresses et impresses avec lesquelles Épicure veut rendre raison de la manière dont nous connaissons les objets, ne sont des images (t. 1, p. 158).

que

Or, des philosophes sont-ils excusables de n'avoir remarqué dans leur intelligence que de simples représentations de l'étendue? Notre savoir est-il donc borné aux objets extérieurs, et tous les objets extérieurs sont-ils nécessairement étendus?

Les objets de nos connaissances sont en nous ou hors de nous. En nous, ce sont, ou les modifications de l'âme, ou ses facultés ; ou les rapports, soit des modifications entre elles, soit des facultés entre elles; ou les rapports des modifications et des facultés. Hors de nous, ce sont, ou les objets du monde physique et moral, ou les qualités de ces deux mondes, ou les rapports auxquels peuvent donner lieu ces objets et ces qualités.

Les modifications de l'âme, les sensations qu'elle reçoit, les divers sentimens qu'elle éprouve; de même que ses opérations, ses fa→ cultés : toutes ses manières d'être passives et actives, en un mot, sont plus ou moins simples, plus ou moins composées; mais elles ne sont ni ne peuvent être étendues et figurées. Le raisonnement est plus composé que la comparaison; le nombre mille est plus composé que le nombre cent. Est-ce à dire que l'acte de l'esprit qui raisonne ait de plus longues dimensions

que

l'acte de l'esprit qui compare? que le nombre mille ait plus de surface que le nombre cent? Tout ce qui a de l'étendue est composé sans doute; mais tout ce qui est composé n'est pas étendu.

Les idées de ce qui se fait et de ce que nous faisons en nous, ne représentent donc rien d'étendu; elles ne sont pas des images.

Les idées-images n'ont rapport qu'à ce qui existe hors de nous, et encore l'existence hors de nous ne suffit pas; car, indépendamment de l'intelligence des autres hommes, les corps euxmêmes, dans le plus grand nombre de leurs qualités, ne sauraient se manifester par des images. L'idée-image, l'idée-représentation, n'a lieu qu'autant que les objets de nos sensa→ tions sont étendus: telle est l'idée de la surface et du volume des corps. L'idée d'un son ne fut jamais un image; l'idée d'une odeur ne fut jamais une image. On apprécie une tierce, une quinte, on ne se la représente pas; et, si le langage philosophique permet de dire qu'on se représente un ton, une odeur, que même on se représente une opération de l'entendement ou de la volonté, ce ne peut être que par extension; comme le langage poétique a permis à Horace de donner à l'écho le nom d'image, imago jocosa.

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