Page images
PDF
EPUB

vance à ce tribunal intègre et terrible; le témoignage que rend l'histoire à ceux de leurs prédécesseurs qui leur ressemblent, est l'image de ce que la postérité dira d'eux.

La chronologie et la géographie sont les deux rejetons et les deux soutiens de la science dont nous parlons: l'une place les hommes dans le temps; l'autre les distribue sur notre globe. Toutes deux tirent un grand secours de l'histoire de la terre et de celle des cieux, c'est-à-dire des faits historiques et des observations célestes; et, s'il était permis d'emprunter ici le langage des poëtes, on pourrait dire que la science des temps et celle des lieux sont filles de l'astronomie et de l'histoire.

Les hommes, en se communiquant leurs idées, cherchent aussi à se communiquer leurs passions. C'est par l'éloquence qu'ils y parviennent. Faite pour parler au sentiment, comme la logique et la grammaire parlent à l'esprit, elle impose silence à la raison même; et les prodiges qu'elle opère souvent entre les mains d'un seul sur toute une nation, sont peut-être le témoignage le plus éclatant de la supériorité d'un homme sur un autre. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on ait cru suppléer, par des règles, à un talent si rare. C'est à peu près comme si l'on eût voulu réduire le génie en préceptes. Celui qui a prétendu le premier qu'on devait les orateurs à l'art, ou n'était pas du nombre, ou était bien ingrat envers la nature. Elle seule peut créer un homme éloquent; les hommes sont le premier livre qu'il doive étudier pour réussir; les grands modèles sont le second; et tout ce que ces écrivains illustres nous ont laissé de philosophique et de réfléchi sur le talent de l'orateur, ne prouve que la difficulté de leur ressembler. Trop éclairés pour prétendre ouvrir la carrière, ils ne voulaient sans doute qu'en marquer les écueils. A l'égard de ces puérilités pédantesques, qu'on a honorées du nom de rhétorique, ou plutôt qui n'ont servi qu'à rendre ce nom ridicule, et qui sont à l'art oratoire ce que la scolastique est à la vraie philosophie, elles ne sont propres qu'à donner de l'éloquence l'idée la plus fausse et la plus barbare. Cependant, quoiqu'on commence assez universellement à en reconnaître l'abus, la possession où elles sont depuis longtemps de former une branche distinguée de la connaissance humaine, ne permet pas encore de les en bannir: : pour l'honneur de notre discerne-truire: étude peut-être la plus difficile de ment, le temps en viendra peut-être un jour.

Ce n'est pas assez pour nous de vivre avec nos contemporains, et de les dominer. Animés par la curiosité et par l'amour-propre, et cherchant par une avidité naturelle å embrasser à la fois le passé, le présent et l'avenir, nous désirons en même temps et de vivre avec ceux qui nous suivront, et d'avoir vécu avec ceux qui nous ont précédés. De là l'origine et l'étude de l'histoire qui, nous unissant aux siècles passés par le spectacle de leurs vices et de leurs vertus, de leurs connaissances et de leurs erreurs, transmet les nôtres aux siècles futurs. C'est là qu'on apprend à n'estimer les hommes que par le bien qu'ils font, et non par l'appareil imposant qui les environne: les souverains, ces hommies assez malheureux pour que tout conspire à leur cacher la vérité, peuvent eux-mêmes se juger d'a

Un des principaux fruits de l'étude des empires et de leurs révolutions est d'examiner comment les hommes, séparés pour ainsi dire en plusieurs grandes familles, ont formé diverses sociétés; comment ces différentes sociétés ont donné naissance aux différentes espèces de gouvernements; comment elles ont cherché à se distinguer les unes des autres, tant par les lois qu'elles se sont données, que par les signes particuliers que chacune a imaginés pour que ses membres communiquassent plus facilement entre eux. Telle est la source de cette diversité de langues et de lois, qui est devenue, pour notre malheur, un objet considérable d'étude. Telle est encore l'origine de la politique, espèce de morale d'un genre particulier et supérieur, à laquelle les principes de la morale ordinaire ne peuvent quelquefois s'accommoder qu'avec beaucoup de finesse, et qui, pénétrant dans les ressorts principaux du gouvernement des Etats, démêle ce qui peut les conserver, les affaiblir ou les dé

toutes, par les connaissances qu'elle exige qu'on ait sur les peuples et sur les hommes, et par l'étendue et la variété des talents qu'elle suppose, surtout quand la politique ne veut point oublier que la loi naturelle, antérieure à toutes les conventions particulières, est aussi la première loi des peuples, et que pour être homme d'État, on ne doit point cesser d'être homme.

Voilà les branches principales de cette partie de la connaissance humaine qui consiste ou dans les idées directes que nous avons reçues par les sens, ou dans la coinbinaison ou la comparaison de ces idées, comparaison qu'en général on appelle philosophie. Ces branches se subdivisent en une infinité d'autres dont l'énumeration serait immense...

Mais les notions formées par la combinaison des idées primitives ne sont pas les seules dont notre esprit soit capable. Il est

une autre espèce de connaissances réfléchies dont nous devons maintenant parler. Elles consistent dans les idées que nous nous formons à nous-mêmes en imaginant et en composant des êtres semblables à ceux qui sont l'objet de nos idées directes. C'est ce qu'on appelle l'imitation de la nature, si connue et si recommandée par les anciens. Comme les idées directes qui nous frappent le plus vivement sont celles dont nous conservons le plus aisément le souvenir, ce sont aussi celles que nous cherchons le plus à réveiller en nous par l'imitation de leurs objets. Si les objets agréables nous frappent plus étant réels que simplement représentés, ce déchet d'agrément est en quelque manière compensé par celui qui résulte du plaisir de l'imitation. A l'égard des objets qui n'exciteraient étant réels que des sentiments tristes ou tumultueux, leur imitation est plus agréable que les objets mêmes, parce qu'elle nous place à cette juste distance où nous éprouvons le plaisir de l'émotion, sans en ressentir le désordre. C'est dans cette imitation des objets capables d'exciter en nous des sentiments vifs ou agréables, de quelque nature qu'ils soient, que consiste en général l'imitation de la belle nature, sur laquelle tant d'auteurs ont écrit sans en donner l'idée nette; soit parce que la belle nature ne se démêle que par un sentiment exquis, soit aussi parce que dans cette matière les limites qui distinguent l'arbitraire du vrai ne sont pas encore bien fixées, et laissent quelque espace libre à l'opinion.

A la tête des connaissances qui consistent dans l'imitation, doivent être placées la peinture, et la sculpture, parce que ce sont celles de toutes où l'imitation approche le plus des objets qu'elle représente, et parle le plus directement aux sens. On peut y joindre cet art, né de la nécessité et perfectionné par le luxe, l'architecture, qui, s'étant élevée par degrés des chaumières aux palais, n'est aux yeux du philosophe, si on peut parler ainsi, que le masque embelli d'un de nos plus grands besoins. L'imitation de la belle nature y est moins frappante et plus resserrée que dans les deux autres arts dont nous venons de parler. Ceux-ci expriment indifféremment et sans restriction toutes les parties de la belle nature, et la représentent telle qu'elle est, uniforme ou variée; l'architecture, au contraire, se borne à imiter, par l'assemblage et l'union des différents corps qu'elle emploie, l'arrangement symétrique que la nature observe plus ou moins sensiblement dans chaque individu, et qui contraste si bien avec la belle variété du tout ensemble.

La poésie, qui vient après la peinture et la sculpture, et qui n'emploie pour l'imitation que les mots disposés suivant une harmonie agréable à l'oreille, parle plutôt à l'imagination qu'aux sens; elle lui représente d'une manière vive et touchante les objets qui composent cet univers, et semble plutôt les créer que les peindre, par la chaleur, le mouvement et la vie qu'elle sait leur donner. Enfin la musique, qui parle à la fois à l'imagination et aux sens, tient le dernier rang dans l'ordre de l'imitation; non que son imitation soit moins parfaite dans les objets qu'elle se propose de représenter, mais parce qu'elle semble bornée jusqu'ici à un plus petit nombre d'images; ce qu'on doit moins attribuer à sa nature qu'à trop peu d'invention et de ressources dans la plupart de ceux qui la cultivent. Il ne sera pas inutile de faire sur cela quelques réflexions.

La musique, qui dans son origine n'était peut-être destinée à représenter que du bruit, est devenue peu à peu une espèce de discours ou même de langue par laquelle on exprime les différents sentiments de l'âme, ou plutôt ses différentes passions. Mais pourquoi réduire cette expression aux passions seules, et ne pas l'étendre, autant qu'il est possible, jusqu'aux sensations mêmes? Quoique les perceptions que nous recevons par divers organes, diffèrent entre elles autant que leurs objets, on peut néanmoms les comparer sous un autre point de vue qui leur est commun, c'est-à-dire par la situation de plaisir ou de trouble où elles mettent notre âme. Un objet effrayant, un bruit terrible, produisent chacun en nous une émotion par laquelle nous pouvons jusqu'à un certain point les rapprocher, et que nous désignons souvent, dans l'un et l'autre cas, ou par le même nom ou par des noms synonymes Je ne vois donc point pourquoi un musicien qui aurait à peindre un objet effrayant, ne pourrait pas y réussir en cherchant dans la nature l'espèce de bruit qui peut produire en nous l'émotion la plus semblable à celle que cet objet y excite. J'en dis autant des sensations agréables. Penser autrement, ce serait vouloir resserrer les bornes de l'art et de nos plaisirs. J'avoue que la peinture dont il s'agit exige une étude fine et approfondie des nuances qui distinguent nos sensations, mais aussi ne faut-il pas espérer que ces nuances soient démêlées par un talent ordinaire. Saisies par l'homme de génie, senties par de goût, aperçues par l'homme d'esprit, elles sont perdues pour la multitude. Toute musique qui ne peint rien n'est que du bruit; et, sans l'habitude qui dénature tout, elle

l'homme

[ocr errors]

ne ferait guère plus de plaisir qu'une suite de mots harmonieux et sonores dénués d'ordre et de liaison. Il est vrai qu'un musicien attentif à tout peindre nous présenterait dans plusieurs circonstances des tableaux d'harmonie qui ne seraient point faits pour des sens vulgaires; mais tout ce qu'on en doit conclure, c'est qu'après avoir fait un art d'apprendre la musique, on devrait bien en faire un de l'écouter.

Nous terminerons ici l'énumération de nos principales connaissances. Si on les envisage maintenant toutes ensenible, et qu'on cherche les points de vue généraux qui peuvent servir à les discerner, on trouve que les unes, purement pratiques, ont pour but l'exécution de quelque chose; que d'autres, simplement spéculatives, se bornent à l'examen de leur objet et à la contemplation de ses propriétés; qu'enfin d'autres tirent de l'étude spéculative de leur objet l'usage qu'on en peut faire dans la pratique. La spéculation et la pratique constituent la principale différence qui distingue les sciences d'avec les arts, et c'est à peu près en suivant cette notion qu'on a donné l'un ou l'autre nom à chacune de nos connaissances. Il faut cependant avouer que nos idées ne sont pas encore bien fixées sur se sujet. On ne sait souvent quel nom donner à la plupart des connaissances où la spéculation se réunit à la pratique, et l'on dispute, par exemple, tous les jours dans les écoles si la logique est un art ou une science: le problème serait bientôt résolu en répondant qu'elle est à la fois l'un et l'autre. Qu'on s'épargnerait de questions et de peines, si on déterminait enfin la signification des mots d'une manière nette et précise!

On peut en général donner le nom d'art à tout système de connaissances qu'il est possible de réduire à des règles positives, invariables et indépendantes du caprice ou de l'opinion; et il serait permis de dire en ce sens que plusieurs de nos sciences sont des arts, étant envisagées par leur côté pratique. Mais comme il y a des règles pour les opérations de l'esprit ou de l'âme, il y en a aussi pour celles du corps, c'est-à-dire pour celles qui, bornées aux corps extérieurs, n'ont besoin que de la main seule pour être exécutées. De là la distinction des arts en libéraux et en mécaniques, ct la supériorité qu'on accorde aux premiers sur les seconds. Cette supériorité est sans doute injuste à plusieurs égards. Néanmoins, parmi les préjugés, tout ridicules qu'ils peuvent être, il n'en est point qui n'ait sa raison, ou, pour parler plus exactement, son origine; et la philosophie, souvent impuissante pour corriger les abus, peut au moins

en démêler la source. La force du corps ayant été le premier principe qui a rendu inutile le droit que tous les hommes avaient d'être égaux, les plus faibles, dont le nombre est toujours le plus grand, se sont joints ensemble pour la réprimer. Ils ont donc établi, par le secours des lois et des différentes sortes de gouvernements, une inégalité de convention, dont la force a cessé d'être le principe. Cette dernière inégalité étant bien différente, les hommes, en se réunissant avec raison pour la conserver, n'ont pas laissé de réclamer secrètement contre elle, par ce désir de supériorité que rien n'a pu détruire en nous. Ils ont donc cherché une sorte de dédommagement dans une inégalité moins arbitraire; et la force corporelle, enchaînée par les lois, ne pouvant plus offrir aucun moyen de supériorité, ils ont été réduits à chercher dans la différence des esprits un principe d'inégalité aussi naturel, plus paisible et plus utile à la société. Ainsi la partie la plus noble de notre être s'est en quelque manière vengée des premiers avantages que la partie la plus vile avait usurpés; et les talents de l'esprit ont été généralement reconnus pour supérieurs à ceux du corps...

....

L'avantage que les arts libéraux ont sur les arts mécaniques, par le travail que les premiers exigent de l'esprit, et par la difficulté d'y exceller, est suffisamment compensé par l'utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plupart. C'est cette utilité même qui a force de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre d'hommes. Mais la société, en respectant avec justice les grands génies qui l'éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de la boussole n'est pas moins avantageuse au genre humain que ne le serait à la physique l'explication des propriétés de cette aiguille. Enfin, à considérer en lui-même le principe de la distinction dont nous parlons, combien de savants prétendus dont la science n'est proprement qu'un art mécanique! et quelle différence réelle y a-t-il entre une tête remplie de faits sans ordre, sans usage, sans liaison, et l'instinct d'un artisan réduit à l'exécution machinale?

Le mépris qu'on a pour les arts mécaniques semble avoir influé, jusqu'à un certain point, sur les inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l'histoire de ses destructeurs, c'est-à-dire des conquérants, n'est ignorée de personne. Cependant c'est peut-être chez les artisans qu'il faut aller chercher les preuves les plus

admirables de la sagacité de l'esprit, de sa patience et de ses ressources. J'avoue que la plupart des arts n'ont été inventés que peu à peu, et qu'il a fallu une assez longue suite de siècles pour porter les montres, par exemple, au point de perfection où nous les voyons. Mais n'en est-il pas de même des sciences? Combien de découvertes qui ont immortalisé leurs auteurs avaient été préparées par les travaux des siècles précédents, souvent même amenées à leur maturité, au point de ne demander plus qu'un pas à faire! Et, pour ne point sortir de l'horlogerie, pourquoi ceux à qui nous devons la fusée des montres, l'échappement et la répétition, ne sont-ils pas aussi estimés que ceux qui ont travaillé successivement à perfectionner l'algèbre? D'ailleurs, si j'en crois quelques philosophes, que le mépris qu'on a pour les arts n'a point empêché de les étudier, il est certaines machines si compliquées, et dont toutes les parties dépendent tellement l'une de l'autre, qu'il est difficile que l'invention

en soit due à plus d'un seul homme. Ce génie rare, dont le nom est enseveli dans l'oubli, n'eût-il pas été bien digne d'être placé à côté du petit nombre d'esprits créateurs qui nous ont ouvert dans les sciences des routes nouvelles?

Parmi les arts libéraux qu'on a réduits à des principes, ceux qui se proposent l'imitation de la nature ont été appelés beauxarts, parce qu'ils ont principalement l'agrément pour objet. Mais ce n'est pas la scule chose qui les distingue des arts libéraux plus nécessaires ou plus utiles, comme la grammaire, la logique et la morale. Ces derniers ont des règles fixes et arrêtées, que tout homme peut transmettre à un autre; au lieu que la pratique des beaux-arts consiste principalement dans une invention qui ne prend guère ses lois que du génie: les règles qu'on a écrites sur ces arts n'en sont proprement que la partie mécanique; elles produisent à peu près l'effet du télescope, elles n'aident que ceux qui voient. (Discours préliminaire de l'Encyclopédie.)

LUC DE CLAPIERS, MARQUIS DE VAUVENARGUES.

Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, naquit à Aix, le 6 août 1715. Il entra au service en 1734, et fit la campagne d'Italie comme sous-lieutenant d'infanterie. En 1741, il servit dans l'armée d'Allemagne, et rentra en France avec une santé détruite par la fatigue, une fortune épuisée par les dépenses de la guerre, et un grade de capitaine, sans le moindre espoir d'avancement. En 1744, il donna sa démission et sollicita une place au ministère des affaires étrangères. Il allait l'obtenir, quand il fut subitement atteint de la petite vérole qui défigura ses traits, et le laissa dans un état d'infirmité continuelle et sans remède, Ayant

PENSÉES.

Les hommes étant imparfaits n'ont pu se suffire à eux-mêmes: de là la nécessité de former des sociétés. Qui dit une société, dit un corps qui subsiste par l'union de divers membres et confond l'intérêt particulier dans l'intérêt général: c'est là le fondement de toute la morale.

Mais parce que le bien commun exige de grands sacrifices, et qu'il ne peut se répandre également sur tous les hommes, la religion, qui répare le vice des choses humaines, assure des indemnités dignes d'envie à ceux qui nous semblent lésés.

Et toutefois ces motifs respectables n'étant pas assez puissants pour donner un

alors pour toute ressource une heureuse philosophie et un vif amour des lettres et de l'étude, il s'occupa à mettre en ordre les réflexions qu'il avait tracées au milieu des agitations, de sa vie, et publia, en 1746, son Introduction à la connaissance de l'esprit humain. Vauvenargues succomba à ses souffrances le 10 novembre 1747. Oeuvres complètes, précédées d'une notice sur sa vie et ses ouvrages, et accompagnées de notes de Voltaire, Morellet et Suard; et Oeuvres posthumes, Paris, Brière, 1823, 3 vol. in - 18.

frein à la cupidité des hommes, il a fallu encore qu'ils convinssent de certaines règles pour le bien public, fondé, à la honte du genre humain, sur la crainte odieuse des supplices; et c'est l'origine des lois.

Nous naissons, nous croissons à l'ombre de ces conventions solennelles; nous leur devons la sûreté de notre vie, et la tranquillité qui l'accompagne. Les lois sont aussi le seul titre de nos possessions: dès l'aurore de notre vie, nous en recueillons les doux fruits, et nous nous engageons toujours à elles par des liens plus forts. Quiconque prétend se soustraire à leur autorité, dont il tient tout, ne peut trouver injuste qu'elles lui ravissent tout, jusqu'à la vie.

Heureux qui les sait respecter comme elles méritent de l'être! Plus heureux qui porte en son cœur celles d'un heureux naturel! Il est bien facile de voir que je veux parler des vertus; leur noblesse et leur excellence sont l'objet de tout ce discours; mais j'ai cru qu'il fallait d'abord établir une règle sûre pour les bien distinguer du vice. Le mot de vertu emporte l'idée de quelque chose d'estimable à l'égard de toute la terre: le vice au contraire. La préférence de l'intérêt général au personnel est la seule dé finition qui soit digne de la vertu, et qui doive en fixer l'idée. Au contraire, le sacrifice mercenaire du bonheur public à l'intérêt propre est le sceau éternel du vice.

On demande si la plupart des vices ne concourent pas au bien public, comme les plus pures vertus. Qui ferait fleurir le commerce sans la vanité, l'avarice, etc.? En un sens cela est très-vrai; mais il faut m'accorder aussi que le bien produit par le vice est toujours mêlé de grands maux. Ce sont les lois qui arrêtent le progrès de ses désordres; et c'est la raison, la vertu, qui le subjuguent, qui les contiennent dans certaines bornes, et le rendent utile au monde.

A la vérité, la vertu ne satisfait pas sans réserve toutes nos passions; mais si nous n'avions aucun vice, nous n'aurions pas ces passions à satisfaire; et nous ferions par devoir ce qu'on fait par ambition, par orgueil, par avarice, etc. Il est donc ridicule de ne pas sentir que c'est le vice qui nous empêche d'être heureux par la vertu. Si elle est si insuffisante à faire le bonheur des hommes, c'est parce que les hommes sont vicieux; et les vices, s'ils vont au bien, c'est qu'ils sont mêlés de vertus, de patience, de tempérance, de courage, etc. Un peuple qui n'aurait en partage que des vices courrait à sa perte infaillible.

Quand le vice veut procurer quelque grand avantage au monde, pour surprendre l'admiration, il agit comme la vertu, parce qu'elle est le vrai moyen, le moyen naturel du bien; mais celui que le vice opère n'est ni son objet, ni son but. Ce n'est pas à un si beau terme que tendent ses déguisements. Ainsi le caractère distinctif de la vertu subsiste: ainsi rien ne peut l'effacer.

Que prétendent donc quelques hommes, qui confondent toutes ces choses ou qui nient leur réalité? Qui peut les empêcher de voir qu'il y a des qualités qui tendent naturellement au bien du monde, et d'autres à sa destruction? Ces premiers sentiments, élevés, courageux, bienfaisants à tout l'univers, et par conséquent estimables à l'égard

La France litt.

de toute la terre, voilà ce que l'on nomme vertu. Et ces odieuses passions tournées à la ruine des hommes, et par conséquent criminelles envers le genre humain, c'est ce que j'appelle des vices. Qu'entendent-ils, eux, par ces noms? Cette différence éclatante du faible et du fort, du faux et du vrai, du juste et de l'injuste, etc., leur échappe-t-elle ? Mais le jour n'est pas plus sensible. Pensent-ils que l'irréligion dont ils se piquent puisse anéantir la vertu? Mais tout leur fait voir le contraire. Qu'imaginent-ils donc qui leur trouble l'esprit? qui leur cache qu'ils ont eux-mêmes, parmi leurs faiblesses, des sentiments de vertu?

Est-il un homme assez insensé pour douter que la santé ne soit préférable aux maladies? non, il n'y en a point dans le monde. Trouve-t-on quelqu'un qui confonde la sagesse avec la folie? non, personne assurément. On ne voit personne non plus qui ne préfère la vérité à l'erreur; personne qui ne sente bien que le courage est différent de la crainte, et l'envie de la bonté. On ne voit pas moins clairement que l'humanité vaut mieux que l'inhumanité, qu'elle est plus aimable, plus utile, et par conséquent plus estimable; et cependant, ô faiblesse de l'esprit humain! il n'y a point de contradiction dont les hommes ne soient capables, dès qu'ils veulent approfondir.

Une vérité s'offre à moi. Ceux qui nient la réalité des vertus sont forcés d'admettre des vices. Oseraient-ils dire que l'homme n'est pas insensé et méchant? Toutefois, s'il n'y avait que des malades, saurions-nous ce que c'est que la santé?

Après ce que nous avons dit, je crois qu'il n'est pas nécessaire de prouver que la grandeur d'âme est quelque chose d'aussi réel que la santé, etc. Il est difficile de ne pas sentir dans un homme qui maîtrise la fortune, et qui par des moyens puissants arrive à des fins élevées, qui subjugue les autres hommes par son activité, par sa patience ou par de profonds conseils; je dis qu'il est difficile de ne pas sentir, dans un génie de cet ordre, une noble réalité. Cependant il n'y a rien de pur et dont nous n'abusions sans peine.

La grandeur d'âme est un instinct élevé qui porte les hommes au grand, de quelque nature qu'il soit, mais qui les tourne au bien ou au mal, selon leurs passions, leurs lumières, leur éducation, leur fortune, etc. Égale à tout ce qu'il y a sur la terre de plus élevé, tantôt elle cherche à soumettre par toutes sortes d'efforts ou d'artifices les choses humaines à elle, et tantôt dédaignant ces choses, elle s'y soumet elle-même sans que sa soumission l'abaisse: pleine de sa

24

« PreviousContinue »