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être combattues avec fruit que par les doctrines; les canons et les soldats ne pouvant rien contre elles. Qu'ils ne croient pas que les maximes capables de vaincre les erreurs courantes soient celles du despotisme; ces dernières plusieurs fois exposées par des hommes de talent, depuis Hobbes jusqu'à Bonald, ont fortifié l'opinion opposée au lieu de l'affaiblir. Et cela ne doit pas nous étonner, puisque les doctrines du despotisme sont absurdes et nuisibles, et que l'erreur ne peut être vaincue par une autre erreur, mais seulement par la vérité. Que les princes ne craignent pas non plus que la philosophie, habituant les esprits à être libres, les pousse à la désobéissance et à la licence. La licence ne peut naître de la liberté dont elle est la plus grande ennemie, mais bien de ces faux principes, de ces passions perverses qui s'enveloppent de son manteau. Otez à ces principes le masque qui les couvre, montrez-les dans leur nudité; personne ne pourra plus les confondre avec la liberté véritable et légitime. La licence n'est pas la liberté, mais l'esclavage; esclavage des sens, esclavage des passions, esclavage de l'égoïsme, de l'orgueil, de l'ignorance, des préoccupations d'un faux savoir. Aucune époque ne fut plus esclave que la nôtre, qui cependant se vante de posséder des esprits libres ; et de ce caractère servile naît cette mollesse et cette prostration des ames et des esprits qui sont presque universelles. Comment la liberté peut-elle subsister, si elle n'est généreuse et forte? Il est de fait que le monde actuel n'est plus partagé, comme l'on dit, entre la liberté et la tyrannie, mais entre deux tyrannies contraires et qui se combattent; d'un côté celle des despotes, et de l'autre celle des peuples. Elles se fondent l'une et l'autre sur deux fausses doctrines dépendantes du même principe et ayant un but unique, c'est-à-dire, la prédominance de la force sur le droit; peu importe que cette

force soit dans les, armées ou dans la multitude. Et cependant chacune d'elles cherche à se parer de maximes vraies ; les despotes invoquent le bon ordre, la stabilité, la sûreté, la douceur du repos; les peuples, la liberté. Princes, voulezvous redresser la fausse opinion des peuples? commencez par renoncer à la vôtre; reconnaissez que l'inviolabilité du pouvoir souverain et l'esclavage des sujets, le principat civil et la monarchie absolue sont des choses toutes différentes. Favorisez la vraie science, qui rendra les hommes vraiment libres en les dérobant au joug des fausses préoccupations qui les tyrannisent, et leur fera toucher du doigt cette vérité que le bonheur des peuples et celui des princes ont besoin l'un de l'autre. Cette union seule peut mettre fin à ce travail douloureux qui, depuis trois siècles, tourmente l'Europe. Ne craignez pas en encourageant les esprits, en leur donnant la conscience d'eux-mêmes, en les affranchissant du joug de l'erreur, que le savoir les rende inquiets et intraitables. Ce n'est point le savoir qui produit ces déplorables effets; le savoir, et surtout la philosophie, en occupant utilement les esprits, en les habituant à employer un jugement calme et sévère, à rechercher les causes et les effets des choses, à penser avant d'agir, à prendre conseil pour l'avenir sur le passé et le présent, détournent les esprits des changements inconsidérés et violents, préviennent les effets par l'expérience, dirigent vers le bien. l'ardeur effervescente de l'âge et lui impriment une virilité précoce. Platon estimait le meilleur le gouvernement qui serait dirigé par des philosophes; opinion difficile à réfuter dans le sens de ce grand sage, qui parlait des philosophes anciens et non de ceux de notre époque.

Si la vraie philosophie ne peut inspirer de craintes aux bons princes, elle ne doit non plus soulever aucun soupçon raisonnable chez les amis sincères de la religion. Et comment

pourrait-elle leur donner des motifs plausibles de crainte, étan fondée comme elle l'est sur la religion, et ne pouvant sans elle, non-seulement durer et devenir florissante, mais même subsister un seul instant? La conséquence du syllogisme ne peut ici être retournée contre ses prémisses. Il faut distinguer la manie de philosopher de la philosophie, et surtout de la vraie philosophie. La première peut se tourner vers le bien ou le mal, comme toute inclination spontanée du cœur humain; la seconde ne peut jamais porter de mauvais fruits. Au contraire, le talent de faire des recherches spéculatives peut être aujourd'hui plus profitable que dangereux pour la cause de la religion. En effet, si dans les temps de piété et de force, il égara quelquefois les esprits qui en abusèrent, et les conduisit à l'impiété dans les temps de faiblesse, comme le nôtre, et quand les croyances religieuses sont universellement éteintes ou affaiblies, elle peut ramener les esprits et quelquefois les reconduire à la foi. L'homme se lasse et se dégoûte de l'erreur; après en avoir entièrement parcouru le chemin, il connaît par expérience la fin triste et amère à laquelle elle conduit; il s'aperçoit qu'il s'est fourvoyé et désire retourner à la vérité. Dans ce but, il s'adresse à la philosophie, c'est-à-dire à l'usage de la raison; mais comme il a reconnu la fausseté des systèmes qu'il avait précédemment embrassés avec trop de confiance par les fruits qu'ils ont produits, il est disposé à essayer si le chemin opposé à celui qu'il avait suivi peut le conduire au terme désirė. Ainsi l'abus même de la philosophie applanit la voie à sa réforme, et favorise le réveil de la vraie science. Aussi, de même que Clément d'Alexandrie considérait la philosophie des Gentils comme une préparation au christianisme, de même les sciences spéculatives peuvent être regardées aujourd'hui comme les auteurs de sa restauration. La fausse philosophie, après une longue série d'erreurs, a chassé l'idée

de Dieu de la science humaine, et est devenue intrinsèquement et substantiellement athée, malgré que ceux qui la cultivent de bonne foi parlent de Dieu à chaque page de leurs livres. La vraie philosophie a pour but de retrouver Dieu scientifiquement, de réconcilier, au moyen de la science, les esprits avec la religion, et on peut la définir : la restauration de l'idée divine dans la science.

Comme la vraie philosophie est essentiellement religieuse, toute science mélangée d'impiété ne peut avoir de commun avec elle que les apparences et les vains titres dont elle se pare. Cela seul suffirait pour établir clairement que la vraie et légitime philosophie ne se trouve presque plus au monde, et que ce qui en usurpe le nom est son plus grand ennemi ; de même que toute fausse science est une négation de la vraie. et le plus grand obstacle à son acquisition. Qu'y a-t-il de plus auguste et de plus respectable que la morale? c'est la sainteté même. Et cependant il n'y a point de doctrine qui puisse rivaliser de bassesse et de difformité avec la morale des égoïstes et des Épicuriens. Le principat et la liberté civile font la sécurité, le bonheur, la prospérité des empires et des royaumes; le despotisme et la licence les ruinent. La bonne littérature et les beaux-arts expriment le beau dans sa perfection; mais pourrait-on attribuer le même mérite aux mauvais poëtes et aux mauvais artistes, qui mettent toute leur application à personnifier l'idée du laid et du difforme? Qu'y a-t-il donc d'étonnant que la sagesse moderne soit empoisonnée et impie, puisqu'elle annulle la vraie sagesse, et qu'elle n'a avec celle-ci que le rapport qui existe entre l'hypocrisie et la vertu, entre l'imposture et la religion?

La religion doit être chère à tous les citoyens, mais principalement aux membres du clergé destinés, par leur noble ministère, à en être les gardiens. Lorsque les philosophes fați

guaient leur langue et leur plume à blasphemer les choses sacrées, personne ne devait être surpris que le sacerdoce, ému de ces attentats sacriléges, pût croire que la science en était complice, et qu'il regardat comme odieux ou du moins comme suspects les noms de philosophie et de philosophes. Mais maintenant que d'un côté la fureur s'est calmée, et que de l'autre on a eu le temps de faire de plus mûres réflexions, maintenant que la philosophie s'occupe de ranimer la religion dans ceux qui l'ont perdue, et les hommes religieux de restaurer la philosophie; maintenant que l'œuvre des philosophes n'a plus rien à démolir et beaucoup à édifier; il ne serait pas raisonnable que le clergé catholique persévérât à combattre et à déconsidérer les sciences spéculatives. Tout au contraire, il est appelé à prêter efficacement sa main à leur restauration il y est invité par son institution même, comme je le démontrerai ailleurs. J'adresse donc d'une manière spéciale le présent ouvrage à ceux de mes compatriotes qui se consacrent aux études ecclésiastiques et aux devoirs du sanctuaire. La philosophie ne fut jamais négligée par les membres du clergé d'Italie, même dans les temps les moins propices à sa culture; et cette préoccupation excusable dont j'ai parlé un peu plus haut, a eu moins d'empire chez nous que dans les autres états de l'Europe. Tels sont la modération et le bon sens de notre clergé, qu'il s'est presque toujours mis à l'abri de tout excès, que sans se séquestrer de la partie sérieuse et grave de la société, il a su se préserver de la frivolité et de la corruption. Généralement parlant, le prêtre italien n'est pas un ermite qui vive seul dans l'église ou dans la solitude; c'est un citoyen qui sait prendre part d'une manière décente à la société des hommes et aux plaisirs du siècle; on le voit dans les universités, dans les académies, dans les bibliothèques, dans les musées, dans les réunions solennelles et honorables;

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