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toute opinion préconçue. Si vous aviez le bonheur d'être bien enracinés dans les vraies croyances, je ne pourrais vous parler ainsi sans me contredire. Car entre autres conclusions que vous tireriez de mon discours, vous en inféreriez que la foi catholique étant la vie de l'esprit et la base absolue de toute raison; ne s'occupant que des principes et formant la condition primaire de toute science, elle ne peut, sans contradiction, être mise en doute; et que le plus grand malheur qui puisse arriver à l'esprit de l'homme possesseur de ce précieux don, c'est d'y renoncer pour un seul instant, et de s'exposer å le perdre pour toujours. Mais comme je m'adresse spécialement à ceux d'entre vous qui n'ont pas eu le bonheur de bien recevoir la doctrine religieuse, ou qui ont eu le malheur de la perdre, vous avez besoin de vous dépouiller des préoccupations qui vous empêchent de la reconquérir. Ce n'est point facile, il est vrai; mais vous pouvez et devez le faire; et nonseulement vous êtes capables et dignes d'une si grande œuvre, mais vous êtes dans l'obligation de la pousser jusqu'au bout. Car si vous trouvez que j'ai raison, vous aurez de votre côté un travail plus difficile à faire; il vous faudra démolir l'œuvre de trois siècles, et renouveler la condition morale de la société. Cette grande et glorieuse entreprise réclame une volonté ferme, une résolution indomptable, des efforts immenses. Préparez-vous à y travailler en commençant par des efforts. moins grands, en purgeant votre esprit des opinions dont il est imbu. Ce n'est pas vous demander peu de chose, je l'avoue. Il s'agit de mettre en doute l'infaillibilité philosophique de presque tous les penseurs du siècle dernier, qui font un si grand bruit dans le monde; de suspendre cette ferveur de foi opiniâtre avec laquelle votre âge a embrassé les doctrines courantes sur la philosophie, sur la religion, sur la liberté des peuples. Ne craignez pas cependant que mes paroles doivent

vous amener à éteindre ou à diminuer en quoi que ce soit votre amour et votre zèle pour la liberté et pour la philosophie. L'amour que vous avez pour l'une et pour l'autre est légitime et saint; bien loin de l'affaiblir, la doctrine exposée dans mon livre est destinée à lui donner plus de force. Distinguez l'idée générique que vous avez de l'objet de ces deux amours, de sa détermination spécifique; c'est dans celle-ci et non dans celle-là qu'est l'erreur. La confusion d'une idée générale, très vraie en elle-même, avec des idées particulières fausses, est ce qui produit la force et le prestige de l'erreur spécialement dans vos ames candides, calmes, portées à aimer le vrai et le bien, à haïr le faux et le mal, toutes les fois qu'ils se présentent à elles dans leur état naturel. L'attrait du faux dérive toujours du vrai avec lequel il se trouve mêlé; pour l'annuler il suffit de les distinguer. Je vous invite à cette œuvre sainte, en vous exhortant à y apporter cette liberté et ce calme d'esprit sans lesquels les autres qualités deviennent inutiles. Préparez-vous donc courageusement à me suivre, et si le résultat est tel que je le désire, vous n'aurez ni à vous en plaindre pour vous-mêmes, ni à vous en excuser envers la patrie. »

La philosophie est toujours utile; mais aujourd'hui on peut dire qu'elle est nécessaire aux générations cultivées de l'Italie. Je prends ce mot de philosophie dans une certaine étendue, entendant par elle toutes les études qui touchent à l'homme individuel et social, qui sont capables de mettre en mouvement et d'ennoblir ses affections, d'accroître les forces de son génie inventif. Quand une nation est devenue esclave de mauvaises habitudes, qu'elle a perdu toutes les sources de la pensée, toute vigueur d'esprit, qu'elle dort d'un profond sommeil, tout ce qui peut réveiller le sentiment de son ancienne valeur est utile et non dangereux. La liberté de penser mal

entendue nuit quelquefois à la cause de la vérité; ici elle ne peut que la servir, puisque la vérité est perdue, et que l'homme en proie à l'erreur, languit sous son joug. Aussi les bons gouvernements ne doivent pas craindre la philosophie, comme favorisant la licence et la rébellion en poussant les esprits à la liberté et à la recherche de la raison des choses. Les princes qui aiment à exercer tyranniquement leur pouvoir, qui abhorrent tout frein légitime, ont assurément raison de s'alarmer des recherches spéculatives et de toute culture de l'esprit humain. Hors les productions futiles et obscènes, tout, dans l'usage de la pensée et de la parole, doit leur faire ombrage et leur paraître redoutable pour l'État. Mais je veux croire qu'il n'y a dans l'Italie aucun prince de cette espèce; je veux croire qu'aucun des hommes qui y gouvernent n'aime le despotisme et la tyrannie; je veux croire qu'en refusant de donner aux peuples des institutions mieux assorties aux progrès de la civilisation et au caractère des temps, ils sont mus non point par un mauvais vouloir, mais par la crainte des exigences de leurs sujets, des violences et des malheurs qui accompagnent les révolutions. Ils ont présents à la mémoire les scènes effroyables de la révolution française et le naufrage d'une monarchie très puissante; ils ont devant les yeux l'exemple de cette secte républicaine insensée qui, avec les meilleures intentions du monde, met à feu et à sang les villes d'Angleterre, ensanglante de temps en temps les rues de Paris, et travaille hardiment à détruire la liberté en France et à la rendre im→→ possible en Europe. Je ne crois pas que les républicains réussissent; mais je tiens pour certain qu'ils sont les meilleurs appuis du despotisme vivant, et que, sans leurs manœuvres, I n'y aurait peut-être plus en Europe un seul État qui ne jouît d'une liberté tempérée, la seule liberté possible. Je ne puis non plus me persuader que si jamais la crainte de co parti

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disparaissait, nos princes fussent animés d'un esprit si ombrageux, et si avides d'un pouvoir de peu de durée, qu'ils voulussent ne point donner satisfaction aux désirs des peuples, et se rendre responsables aux yeux de Dieu et de la postérité des malheurs qui, soit de près ou de loin, retombent toujours sur la tête de quiconque aurait pu les prévenir et les réparer. - Mais celui qui gouverne déguise d'ordinaire la crainte de l'avenir sous la crainte du présent, et croit faire preuve d'une grande prudence en semant une ample moisson de maux inėvitables et lointains, pour ne pas s'exposer à des maux plus voisins. Cette manière de penser est-elle sensée et prudente? Je ne le crois pas; car on peut facilement remédier aux abus de la liberté, tant que le principe du pouvoir souverain est intact et sa majesté inviolable, tandis qu'aucune force au monde ne pourra empêcher le despotisme, s'il dure, d'amener de ces bouleversements irrésistibles qui brisent le pouvoir souverain et rendent la liberté qui lui succède faible et sans énergie. C'est ainsi que quelques princes, pour ne pas vouloir donner eux-mêmes de sages institutions, au moyen desquelles ils pourraient aisément prévenir tous les excès, poussent les peuples à s'emparer par la force des droits qu'on leur refuse, et pour conserver un pouvoir absolu, rendent impossibles ou du moins très difficiles à leurs descendants la liberté et la monarchie. Mais mon plan n'est pas d'entrer dans cette matière; je veux seulement inférer de ce que je viens de dire, qu'il est croyable que si nos princes sont les ennemis d'une liberté modérée, c'est parce qu'ils craignent la liberté extrême. En effet, les doctrines qui ont cours aujourd'hui en politique s'appuyant sur des principes faux, conduisent à des conséquences absurdes, qui, passant de la théorie dans la pratique, produisent les excès des révolutions, lesquelles sont la logique en action des peuples égarés par de

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fausses prémisses. Nos gouvernements ne devraient donc pas avoir en horreur une doctrine contraire, qui mêlant res olim dissociabiles (nous devrions dire aujourd'hui), met d'accord la liberté et le pouvoir souverain, et fait tourner au profit du second les sentiments généreux et magnanimes qu'on fait agir contre lui. Car étouffer ces sentiments est une chose impossible; et l'essayer, comme le font quelques princes, en avilissant les ames, en affaiblissant leurs forces, en les corrompant, en s'évertuant à les précipiter dans l'abjection, la convoitise, la molesse, l'égoïsme, c'est une entreprise abominable et infâme. Mais, d'un autre côté, il est dangereux de les laisser dans l'état actuel; parce qu'ils sont hostiles à l'autorité publique. Parmi les défenseurs des rois il se trouve assurément des hommes vertueux; toutefois on ne peut nier, généralement parlant, que les esprits les plus nobles, les plus élevés, les plus purs ne se trouvent du côté des peuples, et ne donnent sans le vouloir une grande autorité aux auteurs des révolutions. Que faire donc? Je ne vois pas d'autre parti possible que de garder, d'observer, de favoriser ces sentiments sacrés; mais il faut les bien diriger et les conduire de manière qu'ils puissent être satisfaits sans péril. Or, c'est là l'œuvre de la philosophie, je dirais de la religion, si cette dernière n'était éteinte dans le cœur du plus grand nombre et n'avait pas moins besoin d'être rétablie que le pouvoir politique. La philosophie est aujourd'hui le seul moyen propre à corriger et à développer la civilisation du siècle; et par conséquent elle mérite que les princes sages la favorisent au lieu de la craindre (*). Qu'ils redoutent la fausse philosophie, qu'ils lui opposent la vraie; puisque les doctrines ne sauraient

(*) Qu'ils la favorisent non pas en la protégeant, car dans ce cas ils courraient risque de la gâter, mais en ne lui donnant point d'entraves.

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