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quelques-uns, qu'elle ne se plie point aux idées scientifiques? qu'elle n'est point susceptible de cette éloquence qui convient quelquefois même aux compositions philosophiques et politiques? qu'elle n'a point les termes et les expressions convenables? qu'elle ne connaît point la précision et la netteté? qu'elle repousse, quand elle se présente, la simplicité de la marche analytique, parce qu'elle sait s'élever, quand elle veut, à la marche artificielle de la synthèse? qu'enfin un idiome qui présente tant de ressources, et peut prendre tant de formes, ne saurait s'élever aux mérites qu'on admire dans le français, et qu'il doit être banni des académies et des écoles, comme avant Alfieri beaucoup de personnes voulaient le bannir de la scène tragique ?

La troisième qualité requise dans toute espèce d'écrit, c'est la pureté, qui consiste moins dans les mots et dans les phrases, que dans leur union et leur disposition, dans la couleur totale du style, et rend toutes ces parties conformes au génie national et particulier de la langue. Tout idiome a son génie particulier, auquel il ne peut renoncer sans se corrompre, sans cesser d'être lui-même, et devenir un autre. Il ne s'ensuit pourtant pas qu'il soit immobile et incapable de s'agrandir et de se perfectionner; mais seulement qu'il doit le faire d'une manière conforme à sa nature propre. Pour cela, il faut que toute addition qui y est faite, toute nouvelle forme qu'on lui imprime, vienne du dedans et non du dehors, soit un développement intrinsèque et non une augmentation extrinsèque, un rejeton spontané de son essence. Si un mot ou une expression nouvelle sont vraiment nécessaires, il y aurait de la pédanterie à les repousser; on peut les prendre où on les trouve, pourvu qu'ils soient tels que, par leur caractère et par les sons auxquels nos oreilles sont habituées, ils puissent s'incorporer à l'ancien idiome, comme les parties nutritives des aliments

s'assimilent à notre corps et deviennent sa propre substance. Disons-en autant des diverses et nouvelles formes de style qui peuvent entrer dans le langage. Toute langue renferme virtuellement une infinité de manières de parler qui se développent successivement par l'œuvre du peuple et des écrivains. Trouver dans les entrailles de l'idiome courant une forme nouvelle, restée jusqu'à ce jour inconnue de toutes les personnes qui parlent et qui écrivent, la produire et la mettre en œuvre, c'est là le privilège des grands écrivains, dont la supériorité consiste à faire agir successivement les puissances d'une langue. Si, au contraire, l'écrivain veut imprimer à la langue une forme qu'elle ne contient pas virtuellement, au lieu de réussir à être un bon auteur il est souverainement mauvais; et le bon sens des savants et du public prévalant sur sa tentative, il tombe bientôt dans le mépris, comme cela est arrivé aux seicentistes et aux galisants du siècle dernier; que s s'it en arrive autrement et si l'innovation est adoptée par l'usage, l'idiome périt. En somme, la langue est un tout organique qui ne peut croître et embellir que par un mouvement intérieur et conforme à ses propres lois; elle ne peut s'aider des adjonctions qui lui sont faites qu'autant qu'elles sont d'accord avec son génie et font corps avec elle-même. Ces considérations, comme on le voit, sont générales; elles ne peuvent être appliquées à des cas particuliers, pour donner un avis sur le mérite des écrivains et sur celui de leurs inventions, que par un jugement pratique qui présuppose dans celui qui le porte beaucoup d'habileté dans la langue dont il est question. Ces hommes-là sont aujourd'hui en très petit nombre, et la condition de l'Italie n'est pas, sous ce rapport, bien différente de celle de la plupart des autres parties de l'Europe. PaulLouis Courrier, excellent juge en cette matière, estimait que parmi ses contemporains il ne se trouverait pas cinq ou six au

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teurs qui possédassent le français (*). Leopardi, qui dans son genre n'a point de rival, parmi nos prosateurs les plus éminents, ne croyait pas qu'il y eût de son temps plus de deux ou trois auteurs qui sussent bien écrire l'italien (**). On voit par là quelle opinion il faut avoir de ces amis généreux de notre langue, qui veulent l'enrichir en en faisant un mélange de tous les idiomes de l'Europe, dans lequel celui de l'Italie entrerait pour la moindre part. Ils affirment que notre langue est pauvre, sans connaître le millième de ses richesses; et en préférant les haillons étrangers à nos propres trésors, ils ressemblent à ces sauvages qui, pour quelques grains de verre ou d'autres bagatelles, abandonnaient à la cupidité de commerçants étrangers leur pays riche en or et en pierreries, dont le prix leur était inconnu.

Quoique je prêche la nécessité d'écrire à l'Italienne et que j'aie tâché de le faire autant que j'en étais capable, je suis loin cependant de croire que j'y suis entièrement parvenu. Ceux de mes compatriotes qui possèdent cet art difficile trouveront peut-être beaucoup à reprendre dans le style de mon livre. Quant à la pureté des mots, qui est une affaire de mémoire, je ne crois pas avoir beaucoup à craindre les critiques raisonnables; parce que je ne me suis jamais éloigné de ceux qui sont reçus et légitimes (et je proteste ne pas appartenir au nombre de ces philosophes qui se moquent du vocabulaire), à moins que je n'y aie été forcé quelquefois par la précision et la clarté, plus importantes même que la pureté. Et encore dans ce cas la majeure partie des mots, non inscrits dans le vocabulaire, que j'ai employés, se trouvent dans les écrivains anciens, particulièrement dans ceux du seizième

(*) Lettre à M. Raynouard.

(**) Il Parini, Cap. 2.

et du dix-septième siècle, dont la richesse est encore en graude partie inconnue. Or, l'invention des mots, quand elle est nécessaire, conforme au caractère de la langue, ou protégée par l'autorité des anciens auteurs, est, selon moi, permise et même louable. Mais, pour le style, toute nouveauté qui n'est pas conforme au génie de la langue est entièrement illicite, et la nécessité ne peut l'excuser, parce que pour elle il n'y en a pas. Rien n'est plus difficile que de donner à l'élocution, outre les qualités ci-dessus indiquées, le naturel, la vivacité, la variété, le nerf, l'élégance, l'harmonie, la couleur native, et les autres mérites desquels dépend la perfection du discours. Ne pouvant sans témérité aspirer à cette dernière, j'aurais toutefois pu espérer d'en rester moins éloignė, si la fortune n'avait troublé ma direction et interrompu l'ordre de mes études. En effet, éloigné de l'Italie et des Italiens; obligé de parler, d'écrire, d'enseigner continuellement dans une langue qui, parmi les idiomes étrangers, est peut-être le plus contraire au nôtre; privé presque de livres écrits dans le langage de ma patrie, et manquant de temps pour conserver par la lecture, vives et fraîches dans mon esprit, les formes natives de notre éloquence, je me trouve avoir perdu en partie le fonds que j'avais acquis, et je me vois loin du but où je serais peut-être arrivé. Ajoutez à cela les difficultés de la matière la plus abstraite qui, excluant presque solument les ornements, fait qu'il est beaucoup plus mal aisé de varier son style sans faire tort à la simplicité et à la précision; sans compter encore que le genre didactique est dans l'art d'écrire celui qui présente le plus d'embarras. J'adresse ces excuses au petit nombre d'hommes qui méritent qu'on leur parle des langues, parce qu'ils comprennent et apprécient ce qu'on leur dit; à ceux qui ne confondent pas, comme le font la plupart, les défauts avec les qualités, les fautes avec

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les beautés; car beaucoup de gens, cherchant dans les livres italiens ce qui est mesquin, décousu, décoloré, les exclamations, les réticences et les autres qualités de la langue française, reprochent aux auteurs ce dont on devrait les louer ou du moins les excuser. A ceux-là et à tous ceux de leur espèce, qui ne savent pas et ne se mettent pas en peine d'apprendre notre langue, qui aiment qu'on parle et qu'on écrive en polyglottes, qui voudraient renouveler en Italie le miracle de la tour de Babel, il n'y a pas à leur demander pardon de ses barbarismes et de ses solécismes. J'aurais plutôt à m'excuser ou à me justifier de ne pas écrire entièrement

comme eux.

Je m'étends peut-être trop sur ces considérations; mais c'est parce que je les crois nécessaires principalement à une classe de lecteurs que je désirerais avoir, c'est-à-dire à mes jeunes compatriotes, à ceux qui ont de la candeur et de la modestie, qui ont en horreur la frivolité et la corruption du siècle, se sentent nés pour de grandes choses et sont disposés à consacrer à des études sérieuses cet esprit et cette surabondance de forces et de vie que les anciens pouvaient dépenser, ce qui nous est aujourd'hui défendu, à défendre la liberté de la patrie et la gloire de la cité. La jeunesse a le cœur naturellement ouvert au bien et à la vérité; elle n'est point entra→ vée par les préoccupations; elle n'est point enchaînée par un froid et honteux égoïsme; elle peut donner à ses sentiments, à ses études et à sa manière de vivre la direction qu'elle veut, parce qu'elle est exempte d'habitudes invétérées et qu'elle se promet raisonnablement un long avenir. Les révolutions sociales, en bien comme en mal, accompagnent les changements de génération; car il est impossible que la masse des personnes qui pensent et qui agissent change de caractère sur le milieu ou sur le déclin de sa carrière. Si l'état moral de la

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