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sais comment on peut rire des casuistes foudroyés par Blaise Pascal dans ses Lettres Provinciales, lesquels, avec tout leur relâchement, auraient eu honte d'excuser un écrit impie et obscène par un acte de vertu politique. De toute manière, si je ne puis louer la doctrine des nouveaux moralistes, j'admirerai leur simplicité et leur ingénuité, puisqu'ils ne s'aperçoivent pas qu'en faisant l'apologie de Byron, ils font une sanglante satire d'eux-mêmes et du siècle dans lequel ils vivent (8).

Ces sentiments, et la liberté avec laquelle je les exprime, ne peuvent me conquérir des approbateurs ni des amis parmi mes contemporains; loin de là, ce sera la haine et le mépris du grand nombre qu'ils m'attireront. Je ne me le dissimule pas, et je proteste dès ce moment que, malgré cela, je ne rendrai pas aux malveillants haine pour haine, que peut-être même je ne répondrai pas à leurs railleries. Je remercie la Providence de m'avoir accordé, au milieu de beaucoup de défauts naturels, deux bonnes qualités, savoir : une certaine fermeté pour m'attacher à ce que je crois vrai et bon, et un esprit qui peut se suffire à lui-même et vivre assez heureux sans l'approbation et les louanges de la multitude. C'est pourquoi, si, parce que je fais profession d'être un homme catholique, je me vois taxé d'esprit faible, idiot, étranger à la civilisation du siècle, ami des vieilleries, incapable d'apprécier la perfection du savoir moderne, je supporterai tout cela avec patience. Si l'on m'accuse de ne pas aimer la liberté, parce que je hais la violence qui en précède la conquête, et la licence qui en accompagne la possession; ou bien d'être un cerveau troublé, parce que je déteste le despotisme, et que je souhaite à ma patrie une condition plus digne de sa grandeur, je n'en serai point surpris, et je ne tiendrai pas grand compte de l'accusation. Si mes spéculations philosophiques sont méprisées comme

étant des abstractions inutiles, des rebuts de l'école, indignes par conséquent d'examen, je n'en serai pas non plus bien troublé (9). La conscience que j'ai de ne pas les mériter, me consolera suffisamment de ces imputations et d'autres semblables. Un seul soupçon me pèserait cependant beaucoup, et la considération de son injustice ne suffirait peut-être pas pour en adoucir l'amertume; ce serait que l'on pût croire que quelqu'un de mes sentiments n'est pas sincère, n'est pas dicté par une vive affection envers ma patrie. Je peux me tromper par défaut d'intelligence, mais non par défaut de volonté et de cœur. Je m'applique à faire entendre aux Italiens ce que je crois vrai et utile, sans m'informer si cela leur est pareillement agréable, si c'est conforme à la manière de voir de tous ou du grand nombre. Je le dis sans hésitation, sans subterfuges, sans voiles, avec cette chaleur, cette franchise avec laquelle je le sens, avec laquelle on doit parler à des hommes généreux qu'on croit dignes de sa société. Si je me trompe, qu'on me reprenne; mais que personne ne m'accuse de ne pas aimer ma patrie, parce que je parle sincèrement, parce que je n'hésite pas à dire des choses même dures et désagréables, quand je les crois utiles. Le mensonge seul est une injure; et de tous les ennemis qu'on puisse avoir, les pires sont les flatteurs.

Et je croirais être pire qu'un flatteur, si je me rangeais à l'opinion de ceux qui, pour rendre heureuse l'Italie, veulent lui inspirer l'amour des choses et des usages étrangers. J'ai écrit ailleurs contre ces gens-là, et je ne les ménage pas dans le présent ouvrage; et, s'il plaît à Dieu, je parlerai contre eux tant que je vivrai; parce que c'est un de ces sujets sur lesquels je ne peux pas plus craindre de me tromper, que je ne puis douter que je suis Italien. Les étrangers ont toujours été nuisibles à l'Italie, non moins par leur influence morale, que

par la violence et les armes. Le dernier siècle a vu naître, et nous voyons fleurir aujourd'hui une secte de Gallo-Italiens, qui voudraient tirer de Paris, comme on en tire la façon des habits, les trois fondements de la cité : la philosophie, la religion, la langue. Aucun aliment ne plaît à leur goût si la substance ou du moins l'assaisonnement ne sont français. Les Français sont assurément une nation très illustre ; ils ont produit de grands hommes et fait de grandes choses; ils possèdent quelques inventions et quelques institutions que nous pourrions sagement nous approprier; on leur doit en partie la liberté civile et politique de l'Europe; ils semblent destinés à être les alliés de l'Italie, quand l'Italie sera redevenue une nation; mais leur génie national est très différent du nôtre, et en tout ce qui concerne non les liens politiques, non le matériel et le positif de la vie extérieure, mais le moral; en ce qui a rapport à la trempe de l'esprit et de l'ame, nous devons soigneusement nous garder de les imiter, autrement nous en prendrons le mauvais et non le bon; parce que, comme il est impossible de dépouiller sa propre personnalité pour prendre celle d'autrui, et de changer sa nature, celui qui s'obstine à vouloir le faire ne parvient qu'à copier les défauts des autres. Ainsi voit-on ces Gallo-Italiens échanger l'or de leur patrie contre le clinquant étranger. C'est là une chose souverainement indigne et ridicule et qui doit faire rire les Français eux-mêmes, à moins que, dans leurs rapports avec nous ils n'aiment mieux rencontrer des singes que des hommes. Le commerce civil entre les nations, bien loin d'exiger que l'une dépose son caractère propre pour prendre celui de l'autre, veut au contraire que chacune se montre jalouse de conserver son propre génie; car, sans cela, les peuples perdent leur individualité, et avec elle toute leur force. La France et l'Angleterre sont deux nations amies; cependant les Français

se moquent avec beaucoup de raison des anglomanes; el nous, Italiens, nous applaudirions les Gallisants? Mais les Français eux-mêmes les désapprouvent ; et Sevelinges (*), si j'ai bonne mémoire, traite assez mal les écrivains italiens qui ignorent leur propre langue et marquettent leur style de gallicismes. Mais qu'y a-t-il d'étonnant qu'on aime mieux parler et écrire à la française qu'à notre manière, puisqu'on n'étudie point celle-ci? Combien y a-t-il d'Italiens qui lisent nos auteurs classiques? tandis qu'on dévore, en Italie, toute espèce de mauvais romans imprimés sur les bords de la Seine. Combien qui étudient la philosophie dans M. Cousin, et qui n'ont pas ouvert un volume de Galluppi, qui fut pourtant le premier de ses contemporains à traiter de la psychologie, dans l'esprit italien ! Combien qui ne connaisent Vico que d'après le mauvais abrégé d'un écrivain français! Combien qui admirent la prose poétique et désordonnée de nos voisins, et qui méprisent le style pur et sage de Botta, de Léopardi, de Giordani! Combien qui font leurs délices de la prose rimée au moyen de laquelle Lamartine affaiblit sa réputation de poëte, tandis qu'ils rabaissent Monti et ne font aucun cas de l'Arici et de Niccolini! Cicéron, qui parlait une langue un peu moins parfaite que le Grec, affirme qu'après avoir lu dans l'original une tragédie de Sophocle, il se faisait un plaisir de la relire dans la mauvaise traduction d'Attilius (**); et moi j'ai rencontré en Italie plus d'un Italien, qui ne connaissait Manzoni et Pellico que par les versions françaises. Cette incroyable folie pourrait encore se supporter, si elle ne s'étendait pas hors du domaine des lettres, ou de quelque branche secondaire de la philosophie ; mais elle a envahi les parties les plus nobles et les plus im

(*) Dans la préface de la traduction française de l'Histoire d'Amérique, par Botta.

(**) De fin. 1, 2.

portantes des connaissances et infecté dans ses sources la sagesse civile. Depuis un siècle, les Italiens s'obstinent à vouloir chercher en France la philosophie et la religion, lorsque, depuis un siècle et plus, les Français ont perdu la religion et la philosophie! Je démontrerai cela dans cette Introduction; si j'en dis ici un mot en passant, c'est pour avoir occasion d'admirer notre habileté qui nous fait chercher des biens, dont nous pourrions regorger, dans un pays où ils ne se trouvent pas. Beaucoup de personnes se plaignent que les livres italiens sont vides d'idées et de choses bonnes et utiles, tandis qu'ils sont remplis de futilités et de balivernes. Cela est faux, si l'on veut parler de tous; si on ne l'applique qu'à une grande partie, j'en conviens. Notre littérature est véritablement devenue stérile et avilie; la faculté d'inventer et de produire est comme totalement tarie dans les cerveaux italiens. Mais depuis quelle époque? - Depuis que nous avons perdu l'indépendance nationale et que nous avons commencé à subir le joug des étrangers. Nous devrions désormais nous persuader que la fécondité du génie dérive des mêmes causes qui produisent la grandeur politique d'une nation; qu'un peuple civilement esclave ne peut être moralement libre et penser d'après lui-même. La foi religieuse et la vigueur de l'esprit dans les recherches philosophiques dépendent de la force de l'ame, qui souffre difficilement qu'une nation soit assujettie et partagée par des barbares. Mais d'un autre côté, une nation divisée et opprimée ne peut espérer de conquérir et de conserver son unité et son indépendance, si elle ne recouvre son énergie morale, si elle ne s'accoutume à se procurer par sa propre industrie ces nobles pâturages où l'esprit et le cœur trouvent leur nourriture. Je tiendrai l'Italie pour civilement affranchie, quand je la verrai en possession d'une philosophie et d'une littérature.

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