Page images
PDF
EPUB

le plus grand malheur qui puisse arriver à un peuple, la perte de l'indépendance nationale, véritable tombeau de tout talent et de tout courage, capable d'abattre les caractères les plus fortement trempés, qui anéantira l'Italie, comme tant d'autres peuples dont le nom et la trace ont complètement disparu de la terre, si ses enfants ne se décident à raviver les étincelles encore existantes de la vertu et de la gloire de leurs ancêtres.

Au milieu d'une si grande désolation il s'éleva un seul homme, qui parut en quelque sorte réunir en lui-même tout le génie spéculatif, qui manquait à ses contemporains, et être suscité par la providence pour ne pas laisser périr entièrement la gloire de l'Italie. Mais le génie étonnant de Vico (*) était tellement supérieur non-seulement à celui de la foule, mais même à celui des hommes les plus distingués, qu'il ne fut ni reconnu ni apprécié ; et l'homme de l'esprit le plus vaste et le plus puissant qu'eût produit jusqu'alors l'Italie, depuis le Dante et Michel-Ange, vécut plus obscur et mourut moins regretté que le dernier poëte ou le plus petit écrivailleur de la Péninsule. Considéré dans l'ordre de la science, et autant qu'on en peut juger par les écrits qui restent de lui, Vico s'occupa moins de l'objet primaire de la philosophie en lui-même, que de ses applications. Nul ne peut concevoir les progrès qu'une intelligence si originale et si forte aurait fait faire à l'ontologie, si celle-ci avait été l'objet principal de ses études. Mais au lieu de développer et d'accroître la science antique, le philosophe napolitain voulut créer une science nouvelle, et il y réussit. Depuis Pythagore jusqu'à Ficin et à Bruno, jusqu'à Leibniz et à Malebranche, l'Idée avait été

(*) Ce n'est que de nos jours que ce grand philosophe a commencé à être étudié et apprécié en France; outre l'ouvrage de M. Michelet, il a été publié tout récemment à Paris une traduction complète de la Science nouvelle, en tête de laquelle se trouve une excellente notice. T.

contemplée et étudiée en elle-même ; mais il n'était venu à l'esprit de personne d'expliquer ses rapports avec la philolo¬ gie, la jurisprudence et l'histoire des peuples, ni de recher cher comment elle s'incorpore et se manifeste dans la marche successive des nations et de l'espèce humaine. Quelques théo-i logiens célèbres seulement, et particulièrement Saint Augustin,¡ heureusement imité dans la suite par Bossuet (*), avaient aperçu et décrit le dessein idéal de la providence dans l'ordre surnaturel de la religion. A la vérité, la provision d'érudition des temps antérieurs à Vico n'était pas très capable de produire un pareil effet. Mais après la restauration des études classiques, commencée en Italie et heureusement continuée de l'autre côté des monts, la philosophie historique était devenue possible; seulement, comme toute nouvelle science, elle demandait un génie extraordinaire qui la conçût et entreprît de la mettre à exécution; il était bien juste que ce fût de l'Italie, cette maîtresse de la philologie et de l'archéologie modernes, que sortît celui qui devait la féconder avec une grande pénétration d'esprit et une rare profondeur philosophique. Telle fut l'œuvre de Vico, œuvre admirable malgré ses erreurs; car si, pour la grandeur du génie, il a peu d'égaux dans l'histoire des sciences spéculatives, il n'en a peut-être aucun pour son caractère original, et pour la nouveauté de ses découvertes.

(*) L'auteur aurait pu citer ici Orose, auteur espagnol, qui vivait vers l'an 416 de Jésus-Christ, et qui a composé en latin, sous le titre énigmatiqué d'Hormesie, une histoire universelle divisée en sept livres, dans laquelle il embrasse tous les siècles qui se sont écoulés jusqu'à son temps. Il's'y est proposé le même but que Saint-Augustin dans la Cité de Dieu. Saint Augustin, Orosej) Vico, Bossuet sont les véritables pères de cette philosophie de l'histoire, qu'on préconise tant aujourd'hui, et qui doit être si utile aux progrès de l'humanité, mais que des esprits sceptiques ne cherchent que trop souvent à dévier de la marche tracée par les hommes de génie dont nous venons de rappeler les noms. T

D'après ce court tableau de la philosophic moderne, dont les principaux points reviendront sous nos yeux dans la suite de cette Introduction, il paraît que les vérités idéales sont presqu'entièrement exclues des spéculations récentés, d'après la rigueur logique des principes de ces dernières. Toutefois, il y a entre les quatre nations de l'Europe qui s'occupent de philosophie quelques différences importantes. En Allemagne, lé sensisme psychologique, suivant la voie des abstractions et des fantômes intellectifs, a produit le panthéisme qui cependant s'y est trouvé tempéré par les traditions et par le génie national. Un caractère tout différent, aidé des mêmes traditions et de la hiérarchie encore subsistante, a sauvé la philosophie anglaise des excès contraires au pantheisme, et du sensisme le plus grossier. Ainsi, chez les Anglais et les Allemands, les sciences philosophiques ont conservé une ombre du vrai idéal, non point en vertu de leurs principes, mais malgré eux, et surtout par l'influence bienfaisante des dogmes qui ont survécu chez eux à l'anéantissement de la foi orthodoxe. Les Français au contraire, bien que catholiques, philosophant d'une manière hostile à la religion, ont déduit toutes les conséquences des faux principes universellement répandus; et l'Idée que les deux autres nations avaient altérée, ils l'ont entièrement exclue et niée. Il est vrai que dans ces derniers temps la secte des éclectiques, dégoûtée du sensisme, a voulu y substituer le panthéisme, fils premier-né de la doctrine cartésienne, et non moins légitime que son frère; et qu'évitant de le déduire des mêmes principes, comme le fit Spinoza, mais l'acceptant des Allemands, elle a reçu avec lui beaucoup d'idées morales et religieuses qui répugnent à sa nature; mais cette importation germanique est trop opposée au génie français pour pouvoir y jeter de profondes racines; c'est une de ces choses introduites et peu après anéanties par

[merged small][ocr errors]

le

32 INTRODUCTION A L'ÉTUDE DE LA PHILOSOPHIE.

[ocr errors]

pouvoir de la mode. Les Italiens ayant perdu avec l'indépendance politique de la nation celle de la pensée, et avec elle la moitié de leur génie, sont ballottés depuis un siècle, à l'exception du grand Vico, - entre les systèmes allemands. anglais et français, sans avoir une philosophie à eux, et se complaisent à ce syncrétisme timide et servile, dont Antonio Genovesi donna au siècle dernier un exemple peu commun. Mais la vitalité tenace du génie italien, le zèle sincère de quelques-uns de nos contemporains, et diverses raisons que j'exposerai ailleurs, paraissent promettre à l'Italie la gloire de restaurer le primitif et véritable génie oriental dans les sciences spéculatives, et par conséquent celles-ci dans toute l'Europe, en les ramenant vers leurs principes. Mais avant d'entrer dans ce magnifique sujet, il nous faut un peu pénétrer dans les causes subjectives et objectives qui ont conduit la philosophie à la faiblesse et à la médiocrité dans lesquelles elle se trouve; c'est ce que nous tacherons de faire dans les deux chapitres suivants.

[graphic]

CHAPITRE SECOND.

DE LA DÉCADENCE DES ÉTUDES SPÉCULATIVES
PAR RAPPORT AU SUJET.

Quelques-unes des observations contenues dans ce chapitre paraîtront peut-être, au premier abord, avoir peu de connexité avec le sujet principal. Mais mon opinion est qu'on ne peut bien connaître un thême scientifique, si on ne le considère et si on ne l'examine sous toutes les faces, et que l'usage contraire rend le savoir superficiel ; car la profondeur et l'étendue sont inséparables dans l'acquisition des sciences. De plus, je suis convaincu que les considérations auxquelles je vais me livrer, outre qu'elles ne sont point par elles-mêmes étrangères à mon objet, seront trouvées opportunes au temps présent.

L'esprit spéculatif est plus faible chez les modernes que

« PreviousContinue »