Page images
PDF
EPUB

Français, et un lettré du dix-huitième siècle, entreprend seul un voyage très lointain, séjourne et vit pendant plusieurs années au milieu d'un peuple idolâtre et extrêmement dépravé, sous un de ces climats ardents qui excitent avec tant d'attraits aux plaisirs des sens, et qui domptent souvent la vertu des hommes les plus mûrs et les plus expérimentés; et au milieu de tant de périls il conservé la pureté et la piété d'un anachorète ! Peu s'en fallut même qu'il ne reçût l'honneur du martyre; en effet, attiré par une imprudente et docte curiosité dans un temple des Guèbres, il fut menacé de la mort, s'il ne réparait son audace par un acte de respect sacrilége, mais il répondit constamment : je suis chrétien; parole noble et belle, d'autant plus admirable que l'héroïsme qui la dictait est moins apprécié de nos jours. Que l'on compare cet exemple de magnanimité catholique avec ceux de Seetzen et de Burckhardt, hommes à tous autres égards pleins de mérite et honorables, qui se font musulmans pour pouvoir visiter le berceau et le tombeau de Mahomet; qu'on le compare avec celui d'un autre voyageur, qui souilla de son apostasie le même sol où le généreux Laing en avait donné, en mourant, un tout contraire; qu'on le compare avec celui de beaucoup d'ambassadeurs ou de négociants anglais de l'Inde, qui pour un vil gain adorent le grand Lama, et portent de pieuses offrandes aux pieds de la statue de Bouddah; et on sera obligé d'avouer que peu d'hommes méritent comme Anquetil la reconnaissance des vrais sages, l'approbation des hommes pieux et vertueux, la vénération et l'amour de toute la postérité.

La Providence, qui, même dans les temps les plus calamiteux, ne manque jamais de venir au secours de ses enfants, ni de la gloire humaine de la foi, comme un phare divin qui les sauve au milieu des tempêtes, laisse quelquefois affaiblir mais jamais s'éteindre cette génération de vrais savants qui associent au plus haut degré la religion et le culte des sciences profanes. Ce double héritage cultivé par les grands hommes que nous avons nommés, pour ne pas sortir de la philolo

gie, fut recueilli vers la fin du siècle dernier par un homme, qui devait d'abord égaler et ensuite surpasser ses propres prédécesseurs. Sylvestre de Sacy, fut, au jugement des savants, le premier orientaliste de ce siècle, tant sous le rapport du talent, que 'pour l'étendue et la profondeur de son érudition, pour le grand nombre, la diversité et l'excellence de ses travaux, pour la nouveauté et l'importance des méthodes et des accroissements positifs dont il a doté la science. Or, cet homme illustre, vénéré comme le maître de ceux-là même qui instruisent l'Europe, fut très religieux, et allia constamment la religion et la science, durant une carrière de quatrevingts ans, pleine d'études et de découvertes merveilleuses, riche d'une gloire littéraire dont notre siècle a vu peu d'exemples. En 1793, quand le culte catholique fut aboli en France, Sacy, qui était alors dans toute la vigueur de ses trente-cinq ans, fit assidument célébrer les divins mystères dans sa propre maison, au péril de sa fortune et de sa vie. Quelque temps avant sa mort, arrivée le 21 février 1838, il dicta un testament commençant par ces paroles, qui sont le portrait véritable de son ame et de sa foi :

[ocr errors]

« Avant de rien régler de ce qui concerne mes affaires >> temporelles et les intérêts de ma famille, je regarde comme » un devoir sacré pour moi qui ai vécu dans un temps où l'esprit d'irréligion est devenu presqu'universel et a produit > tant de catastrophes funestes, de déclarer en présence de » Celui au regard de qui rien n'est caché, que j'ai toujours » vécu dans la foi de l'Eglise catholique, et que si ma con>> duite n'a pas toujours été, ainsi que j'en fais l'humble aveu, » conforme aux règles saintes que cette foi m'imposait, ces >> fautes n'ont jamais été chez moi le résultat d'aucun doute » sur la vérité de la religion chrétienne et sur la divinité de » son origine; j'espère fermement qu'elles me seront pardon› nées par la miséricorde du Père céleste, en vertu du sacrifice » de Jésus-Christ mon sauveur, ne mettant ma confiance » dans aucun mérite qui me soit propre et personnel, et recon

>

» naissant du fond du cœur que je ne suis par moi-même que » faiblesse, misère et indigence (*). »

Ces belles et saintes paroles sont dignes de l'homme qui rendit témoignage au Christianisme durant toute sa vie; qui parlant des cérémonies et des autres parties accidentelles et variables de la religion, écrivait en 1817: « Toutes ces varia» tions sont l'ouvrage des hommes, aussi passent-elles; le fond » et l'essence de la religion chrétienne est d'une origine céleste » et ne passera point (**). »

NOTE 37.

Les considérations suivantes de Malebranche viennent à propos pour distinguer le faux esprit du génie, et elles prouvent la sagacité de l'illustre philosophe à pénétrer le caractère des hommes, bien qu'il passât sa vie dans la retraite.

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

<< Il y a bien de la différence entre la véritable finesse de l'esprit et la mollesse, quoique l'on confonde ordinairement » ces deux choses. Les esprits fins sont ceux qui remarquent par la raison jusqu'aux moindres différences des choses; qui prévoient les effets qui dépendent des causes cachées peu » ordinaires et peu visibles; enfin ce sont ceux qui pénètrent davantage les sujets qu'ils considèrent. Mais les esprits » mous n'ont qu'une fausse délicatesse; ils ne sont ni vifs ni >> perçants; ils ne voient pas les effets des causes même les plus grossières et les plus palpables; enfin ils ne peuvent » rien embrasser, rien pénétrer, mais ils sont extrêmement » délicats pour les manières. Un mauvais mot, un accent de province, une petite grimace les irrite infiniment plus qu'un » amas confus de méchantes raisons. Ils ne peuvent reconnai» tre le défaut d'un raisonnement, mais ils sentent parfaite

[ocr errors]
[ocr errors]

(*) Journal des Débats, 28 avril 1840.

(**) Ap. SAINTE-CROIX, Rech. sur les myst. du pag. Paris, 1817, tom. 1, p. 452, not.

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

D

[ocr errors]
[ocr errors]

»ment bien une fausse mesure et un geste mal réglé. Cepen>> dant ce sont ces sortes de gens qui ont le plus d'estime dans » le monde, et qui acquièrent plus facilement la réputation de » bel esprit. Car lorsqu'un homme parle avec un air libre et dégagé; que ses expressions sont pures et bien choisies; qu'il se sert de figures qui flattent les sens, et qui excitent les passions d'une manière imperceptible; quoiqu'il ne dise que des sottises, et qu'il ny ait rien de bon ni rien de vrai » sous ces belles paroles, c'est, suivant l'opinion commune, » un bel esprit, c'est un esprit fin, c'est un esprit délié. On ne s'aperçoit pas que c'est seulement un esprit mou et efféminé, qui ne brille que de fausses lueurs et qui n'éclaire jamais, qui ne persuade que parce que nous avons des oreilles et des » yeux, et non point parce que nous avons de la raison... On » peut joindre à ceux dont on vient de parler un fort grand » nombre d'esprits superficiels, qui n'approfondissent jamais » rien, et qui n'aperçoivent que confusément la différence des >> choses, non par leur faute, comme ceux dont on vient de parler, >> carce ne sont point les divertissements qui leur rendent l'esprit petit, mais parce qu'ils l'ont naturellement petit... La plu» part de ceux qui parlent en public, tous ceux qu'on appelle grands parleurs, et beaucoup même de ceux qui s'énoncent >> avec beaucoup de facilité, quoiqu'ils parlent fort peu, sont » de ce genre. Car il est extrêmement rare que ceux qui médi>>>tent sérieusement, puissent bien expliquer les choses qu'ils » ont méditées. D'ordinaire ils hésitent quand ils entrepren» nent d'en parler, parce qu'ils ont quelque scrupule de se » servir de termes qui réveillent dans les autres une fausse » idée. Ayant honte de parler simplement pour parler, comme >> font beaucoup de gens qui parlent cavalièrement de toutes » choses, ils ont beaucoup de peine à trouver des paroles qui expriment bien des pensées qui ne sont pas ordinaires (*)......... » Le stupide et le bel esprit sont également fermés à la vérité.

[ocr errors]

D

[ocr errors]

(*) MALEBRANCHE, Recherch, de la vér., liv., part. 2, chap. 8.

[ocr errors][ocr errors]

Il y a seulement cette différence, qu'ordinairement le stupide la respecte, et que le bel esprit la méprise (*).

[ocr errors]

NOTE 38.

C'est par des raisons semblables qu'on croit communément aujourd'hui en France que les hommes d'un grand esprit ont peu de vertu, ou même pire encore; et au contraire, si la vertu est abondante, on croit que l'esprit ne peut être que médiocre. Ainsi Lafayette, l'un des hommes peu nombreux dont doit s'honorer, je ne dis pas la France, mais notre siècle, n'avait point d'esprit, comme le savent même les ignorants, tandis que Talleyrand en était pétri. Pour avoir de l'esprit en France, il faut être méchant, avide, vil, insolent, bavard, vantard, menteur, traître, et surtout souverainement égoïste; il faut compter ses années par ses changements d'opinion. J'ai entendu dire cent fois du vénérable Lafayette : c'est un homme usé, parce qu'il avait eu le malheur de penser en 1830 comme en 1789. Et ne croyez pas qu'en parlant ainsi on voulût blâmer certaines erreurs spéculatives par lesquelles ce grand homme paya son tribut à l'époque où il vivait ; ce qui déplaisait en lui, c'était sa fermeté d'ame et non la qualité de ses opinions. Je me souviens d'avoir lu, je ne sais plus où, que l'honnête homme est rarement un homme de génie. L'auteur de cette belle sentence devait se croire un scélérat et être en réalité un honnête homme.

NOTE 39.

Il peut paraître au premier abord absurde et ridicule de dire que les sciences spéculatives doivent s'accommoder au génie national de l'écrivain, puisque le vrai, étant absolu,

(*) MALEBRANCHE. Entret. sur la métaph., sur la relig, et sur la mort.

« PreviousContinue »