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d'en rendre l'aspect moins désagréable; ce qui doit suffire à ceux qui aiment les travestissements. Avec cette manière de procéder, non-seulement on ruine les idées, mais on nuit même aux choses de l'ordre sensible; de telle sorte que le sensisme arrive à nier les sens, comme toute erreur détruit son propre sujet. Et que reste-t-il après cette double ruine? Rien. — Tel est en réalité, sauf un petit nombre d'exceptions, le patrimoine actuel de la philosophie.

NOTE 36.

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Je ne voudrais pas qu'on inférât de ce que je dis ici que je répudie toute la littérature française du siècle dernier, et que ja ne reconnais pas tout ce qu'elle renferme de solide, de grand, de vraiment digne de passer à la postérité. Sans parler de Montesquieu et de Buffon, auteurs d'ouvrages immortels, qui seraient peut-être moins célèbres, mais plus parfaits, si ces grands hommes avaient fait moins de concessions à l'esprit de l'époque; sans parler non plus des découvertes multipliées, ni des travaux précieux et quelquefois admirables dans les sciences civiles, mathématiques et physiques; il y a une classe d'auteurs peu connus aujourd'hui mais très dignes de l'être, et qui, à mon avis, ne font pas peu d'honneur à la France de ce siècle. Je veux parler des philologues et des érudits consciencieux, graves et profonds qui fleurirent à cette époque en beaucoup plus grand nombre même qu'à l'époque actuelle. Les Mémoires de l'Académie des Inscriptions représentent la bonne érudition française du dix-huitième siècle, comm› l'Encyclopédie. à l'exception d'un petit nombre de parties, -nous en représente l'esprit frivole et superficiel. On peut considérer ceux-là comme la continuation et le perfectionnement des études classiques commencées dans le siècle précédent, sous la direction des croyances religieuses; colle ci

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'est au contraire l'abandon de ces mêmes études, une continuation de la folle tentative faite, le siècle précédent, par Bayle dans l'histoire et par Descartes dans la philosophie, et l'introduction de ce savoir faux et léger qui dure encore aujourd'hui. Il ne faut donc pas s'étonner si la littérature encyclopédique est toujours l'objet des plus grands éloges, tandis que les noms de ces savants philosophes ne sont pas même connus, excepté d'un très petit nombre d'érudits. Mais assurément un recueil qui fut illustré dès son principe et dans la suite de sa publication par les Fréret, les Duperron, les Barthélemy, et qui compte parmi ses derniers compilateurs les Sainte-Croix, les Sacy, les Rémusat, mériterait d'être plus connu des hommes studieux. Par la même raison, la réputation de Deguignes et de Gébelin fut et est encore bien au-dessous de leur mérite; et tandis que tout le monde retentissait des éloges de Diderot, d'Helvétius, de Condillac et d'une foule d'auteurs pareils, combien croirions-nous qu'il y eut de gens, je ne dis pas qui eussent lu, mais même qui connussent seulement l'histoire des Huns et le Monde primitif? Si à ces travaux on ajoute ceux de Bochart, de d'Herbelot, de Gaubil et de Duperron, on aura les six ou sept ouvrages de philologie orientale, les plus remarquables qui soient sortis de la plume des Français avant le siècle actuel. Si l'on considère la quantité de livres orientaux que Deguignes dut déchiffrer, pour écrire l'histoire très embrouillée de populations anéanties, si nouvelles pour l'Europe qu'on n'y savait pas même encore leurs noms, à une époque où l'étude des langues asiatiques était plus difficile qu'aujourd'hui, l'imagination s'effraie à calculer les fatigues que dut lui coûter son travail qui, comparé à la frivole abondance des livres contemporains ou postérieurs, me représente une pyramide d'Egypte entourée des cabanes pauvres et peu solides des Arabes modernes. Je sais que l'érudition du Monde primitif est entachée de graves erreurs, qu'elle manque souvent de critique, et qu'elle péche par cet esprit paradoxal qui était le vice de l'époque; cependant ce livre est riche de maté

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riaux précieux; sans compter qu'il mit en circulation quelques idées neuves et profondes et fournit à beaucoup d'écrivains des matériaux dont ils se servirent comme de leur propre bien : car aucun livre peut-être, si on en excepte celui de Vico, ne fut aussi effrontément pillé que le grand ouvrage du pauvre Gébelin, qui fut à quelques égards, par le caractère de son génie et de ses études, le Vico de la France. Je noterai en passant qu'il fut un des rares connaisseurs et appréciateurs de ce mème Vico, dont il parle en ces termes : « Vico, jurisconsulte » italien, dans son profond ouvrage intitulé Science nouvelle, » et qui est presque dans le goût et le style des sages de l'antiquité, dont il veut expliquer les instructions et le génie (*). » Il serait trop long de rechercher les causes qui s'opposèrent à la célébrité juste et méritée de ces hommes si savants; qui firent, par exemple, que l'Origine des cultes a fait plus de bruit que le Monde primitif, quoique les paradoxes qui, dans ce dernier ouvrage, sont contenus dans les limites d'une certaine modération, soient poussés dans celui-là jusqu'à l'excès le plus ridicule et le plus blamable. Du reste, le lecteur n'ignore pas que le tort le plus grave de Gébelin fut d'être un homme religieux, respectueux envers les traditions auxquelles les peuples modernes doivent leur splendeur, et d'avoir rendu hommage dans plusieurs endroits de son ouvrage à la vérité et à l'excellence du Christianisme.

Que dirons-nous du P. Gaubil, qui, au jugement du premier sinologue de notre siècle, fut le plus grand sinologue européen de tous les temps; dont les travaux, comme antiquaire et orientaliste, prouvent une érudition vaste et profonde, jointe à un esprit très pénétrant, et paraissent presqu'incroyables lorsque l'on considère que l'auteur était encore un grand astronome et un apôtre infatigable et plein de zèle (**). Que dirons-nous du grand Anquetil Duperron? homme

(*) Monde prim. Du génie alleg. et symb. de l'antiq., p. 64. (**) A. REMUSAT, nouv. mel. asiat., tom. 11, p. 277; 290.

vraiment unique, dans lequel on ne sait ce qu'on doit le plus admirer, la rare instruction, ou la patience inépuisable, ou l'austérité des mœurs, ou la sainteté de l'ame et de la vie. Jeune, pauvre, inconnu, mais rempli d'une ardeur inexprimable pour la science, il part seul pour l'Inde, presque sans autre provision de voyage qu'une volonté de fer et un courage indomptable. Le but de son voyage ce n'est ni la puissance, ni la richesse, pour lesquelles le vulgaire affronte quelquefois courageusement les dangers; mais c'est le savoir le plus singulier. Il aspire à la conquête d'un livre, et avec lui d'une antique littérature, d'une antique civilisation, qu'il veut décrire et faire connaître aux savants de l'Europe; entreprise non moins difficile et beaucoup plus noble et plus utile que celles d'une foule de conquérants. La pauvreté, les maladies, les privations de tout genre, l'indifférence et la malveillance des hommes, les périls sur mer et sur terre, les difficultés et les obstacles innombrables d'un pays à demi-barbare et tout-àfait étranger aux mœurs de l'Europe, mettent sa constance à de longues et dures épreuves, mais ne peuvent ni l'affaiblir ni la vaincre. En racontant une de ces terribles épreuves, avec cette simplicité qui rend si agréable et si précieux le récit de son voyage, il s'exprime ainsi : « Cet état d'abandon me parut » digne de mon courage, et je continuai ma route (*). » Sa patience triompha enfin de tous les obstacles et le fit arriver à son but. S'étant procuré, malgré la jalouse vigilance des Parsis, le texte original des ouvrages attribués à Zoroastre, il en expliqua ou plutôt en devina le sens, les traduisit avec plus de fidélité qu'on ne pouvait alors le désirer, et les accompagna de la première notice exacte sur les langues iranéennes qui ait été faite en Europe. Il fit encore connaître les Oupanichads, et il ne tint pas à lui que, sans un cas fortuit de guerre, il ne rapportât le corps entier des Védas, et qu'il ne donnât à la France la gloire de créer en Europe l'étude du Sanskrit. Mais

(*) Zendavesta. Paris, 1771, tom. 1, p. 11.

ces travaux herculéens et leurs dignes résultats ne sont pas encore la partie la plus belle de sa vie. Anquetil était de mœurs non-seulement pures, mais austères (*) et dans un siècle impie, il fut très religieux. Son commentaire sur les Oupanichads prouve tout à la fois et son profond savoir dans la théologie catholique, et la pureté et la sévérité de sa foi, aussi bien que şon aversion pour les erreurs et la corruption de l'époque (**). Cet ouvrage fut écrit par lui à Paris, entre les années 1794 et 1801, et il est plein de généreuses invectives, exprimées avec une rude et souvent bizarre éloquence. Si le lecteur ne s'épouvante pas de la mauvaise latinité, il pourra ne pas être fâché que je lui en donne un court spécimen.

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<< Meditatio, scientia, pænitentia, quasi tres vectes quibus gravis admodum massa (homo), huc usque vel moveri haud potis, e terra sursum attollitur. Hæc Europæ dicere, sur» dum est alloqui. Sexuum congressus, epulæ, alea, concen» tus, comœdia, saltatio, ignes artificiosi, illuminationes; illud, > illud usque ad nauseam repetitum, toties decantatum occi» dentalis hominis oblectamentum; ea summa (Tò nec plus ultrà) viri, qui mente ut et corpore, Orientali præcellere se » jactat, gloriatur, voluptas suprema, his in terris felicitas. » Infelix ! qui sensibus mancipatus, animæ immemor, mate» riæ involvi et volutari, unicum ducit vitæ, vere animalis, objectum. Nihil mirum ; quæ nescis haud dedignari, dimidia scientia est; et gravissima spernunt vel antiquitatis mo» nita ! Stoica homines fecit philosophia; porcos Epicurea, quæ > nunc Encyclopedica (***). »

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Mais ce qui paraîtra plus singulier, c'est qu'il nourrit ces sentiments d'une vertu pieuse et incorruptible depuis sa première jeunesse, et qu'il les conserva constamment dans la fougue de l'âge et pendant tout le reste de sa vie. Un jeune

(*) Voyez la dédicace singulière des Oupanichads.

(**) Voyez Oupanichads, édit. de 1801, tom. 1 et tom. 11, (***) Oupanichads, tom. 1.

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