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ques et dans les journaux, je crois qu'il faut savoir gré à Botta d'avoir su s'en préserver; et j'aime beaucoup mieux qu'il ressemble à Guicciardini, à Varchi, à Segni et à ces autres bons vieux écrivains de notre pays, qu'à certains auteurs modernes dont le nom fait grand bruit.

Mais un point sur lequel notre historien me paraît d'autant plus digne d'être loué qu'il a été critiqué davantage, c'est son amour pour l'ancienne république de Venise. Je ne veux pas nier que cette passion ne l'ait pas poussé à quelque exagération; mais quelle faute est plus digne d'excuse que l'excès dans les louanges données à la grandeur opprimée et malheureuse? Venise est spécialement la gloire du moyen-âge. L'Angleterre elle-même, depuis l'époque d'Elisabeth ou de Cromwel jusqu'à nos jours, n'offre pas un spectacle plus grand et plus magnifique, - eu égard à la différence de l'état et de l'époque,

que la patrie des Dandolo, des Polo, des Morosini. Mais si Venise ne le cède pas en grandeur à l'Angleterre, elle la surpasse en justice et en générosité envers les peuples étrangers, dans le respect du droit des gens, dans l'amour de la civilisation universelle. Quant à l'ordre intérieur, les Dix et les Plombs ne sont assurément pas des choses dignes d'éloge, et ont produit quelquefois de déplorables résultats. Mais encore le mal a-t-il été exagéré, et dans tous les cas, il ne l'a pas emporté sur le bien. Le peuple italien, non-seulement aujourd'hui, mais depuis plus d'un siècle, juge l'ancienne Venise d'après les contes et les mensonges des Français:; et il croit qu'il suffit, pour la condamner, de dire qu'elle était aristocratique. Vous trouverez une foule d'écrivains qui portent aux nues la démocratie anglo-américaine, et qui accablent de mépris l'aristocratie vénitienne. Mais les patriciens de l'Adriatique n'étaient pas les bourreaux de leurs frères, ils ne croyaient pas, comme le peuple souverain de l'Amérique, que la Providence eût créé une race tout entière de créatures semblables à eux pour servir de jouets ou d'instruments à ceux qui jouissent de la liberté. Entre tous les patriciats anciens et modernes,

il n'y en eut aucun ou du moins très peu d'aussi légitimes dans leur origine, d'aussi modérés dans leur possession, d'aussi humains dans leurs usages, d'aussi bienfaisants et glorieux dans leurs actes, que celui de Venise; aucun ou très peu eurent ce singulier privilége d'être plus formidables à euxmêmes, qu'aux classes inférieures des citoyens. Honneur à Botta de ne s'être pas laissé épouvanter par les clameurs d'un siècle servile, d'avoir racheté de l'infamie la victime italienne la plus illustre de deux tyrannies étrangères réunies. Venise fut glorieuse même au moment de sa mort, puisqu'elle expira sous les coups de ce double fléau dont les traces sanglantes sont encore toutes fraîches sur le corps déchiré de la commune patrie. Que les bons Italiens, puisqu'ils ne peuvent plus s'instruire aux vivants exemples de ce siége vénérable de l'antique dignité civile, s'animent au moins d'un esprit généreux, en méditant son histoire; qu'ils se persuadent que, si l'aristocratie héréditaire a ses défauts, et que, si l'on peut imaginer un gouvernement meilleur, la fierté patricienne est plus honorable et moins funeste pour les nations, que la bassesse populaire et la barbarie plébéienne.

NOTE 34.

Je serais fàché que l'on conclût de ce que je dis dans le texte que je ne reconnais pas l'utilité des bons journaux ou que je pense qu'il ne peut y en avoir de bons. Toute chose est excellente quand elle est dirigée vers un but raisonnable. Trois espèces de journaux sont non-seulement utiles, mais presque nécessaires aujourd'hui dans tout pays civilisé. Les uns sont des feuilles politiques, qui publient et examinent les actes du gouvernement, et exercent une sorte de censure sur les affaires publiques. Leur office est comparable, dans nos habitudes.

modernes, à celui du tribunat populaire chez les anciens: critiquer ceux qui gouvernent et protéger la liberté. Les gouvernements libres et représentatifs ne peuvent s'en passer. Leur influence peut être utile non-seulement aux affaires de l'Etat, mais aussi aux mœurs; et je crois que si les cours des princes sont aujourd'hui de beaucoup meilleures qu'elles n'étaient autrefois, il faut l'attribuer en partie à la libre censure de la presse, qui, au moyen du voisinage et des communications réciproques des divers états de l'Europe, fait sentir son influence même dans les pays où elle n'existe pas. Assurément les scandales et les infamies des princes de la maison d'Anjou, des Valois, des Bourbons de France, de Naples et d'Espagne pourraient difficilement 'avoir lieu aujourd'hui même dans les cours de Turin, de Vienne, de Pétersbourg, parce qu'on y a quelqu'égard à ce qui s'imprime à Londres et à Paris. Je ne veux pas dire par là qu'il ne se commette plus d'infamies; mais tandis qu'autrefois on ne les déguisait pas, et que souvent même on en faisait parade, aujourd'hui on cherche à les cacher, et par conséquent le mauvais exemple est moins funeste aux bonnes mœurs des peuples. Pour ce qui regarde la politique, je ne sais si la manière dont on écrit aujourd'hui les feuilles périodiques est bien propre à atteindre le but qu'on s'y propose. La bonne foi en est presque complétement bannie, et chacun écrit selon l'intérêt et le caprice de son parti. Le gouvernement a toujours raison, ou toujours tort. Un journal vraiment impartial qui n'aurait égard ni aux personnes, ni aux partis, mais seulement au bien et à la vérité, aurait peu de lecteurs et par conséquent peu d'abonnés; c'est là un très grand mal et la principale cause qui a fait des fonctions de journaliste un métier et un trafic. Mais ce sont là les vices des hommes et du temps, et non pas de la chose elle-même.

La seconde espèce de journaux utiles ce sont les journaux scientifiques dont le but principal est de donner un aperçu suffisant des livres qui se publient, des découvertes qui se

font successivement dans différents lieux dans chaque branche des sciences. L'Allemagne en a beaucoup d'excellents, et la France très peu. Ces publications sont d'un grand secours pour les études, quand elles sont écrites par des hommes très instruits et qui connaissent bien le sujet qu'ils traitent. Je citerai par exemple le Journal des Savants, qui se publie en France. Toute personne qui est amie du vrai savoir doit garder un sentiment de reconnaissance à ces patients compilateurs, qui sont pour la plupart des érudits, et de très grands érudits, et qui cependant ne dédaignent pas l'humble fonction de rendre compte des travaux des autres, sans qu'ils puissent s'en promettre aucune gloire, mais seulement la satisfaction d'être utiles aux personnes studieuses. La forme de ces articles décèle souvent une main de maître; exposition concise et très lucide, critique sobre et substantielle, nulle pompe de style, point d'étalage déplacé de rhétorique et d'éloquence, point de ces vides et frivoles généralités, que l'on trouve dans les autres journaux et dans les feuilletons des gazettes ; et qui font que souvent, après avoir lu un article entier sur un ouvrage, on n'a aucune idée de celui-ci, parce que la plupart du temps le journaliste le dérobe à vos yeux sous des fleurs de rhétorique, sous ses considérations particulières, et ne vous laisse apercevoir que les trésors de sa propre science. Et celle-ci est telle le plus souvent, que personne n'en voudrait.

La dernière espèce de journaux qui peuvent être profitables, ce sont les journaux populaires. Ce sont les plus difficiles de tous, et ils demandent dans leurs rédacteurs beaucoup de talent et de savoir; mais aussi quand ils sont bien faits, ils sont utiles, comme instrument efficace de l'instruction du peuple. Il nous suffit d'avoir indiqué un genre de compositions, dont nous ne pourrions détailler tous les avantages dans les limites d'une note.

Quant aux journaux religieux, qui appartiennent en partie à cette troisième classe et en partie à la seconde, j'en ai déjà parlé ailleurs.

NOTE 35.

Notre siècle a emprunté du précédent l'abus du général, qui est aujourd'hui si fastidieux et si commun. Cela peut paraître singulier, puisque le sensisme dominait dans le dix-huitième siècle, et que le sensisme s'occupant des choses sensibles, c'est-à-dire des faits, devrait s'arrêter au particulier. Mais l'étude de celui-ci est longue, pénible, difficile; elle réclame la sagacité de l'esprit, la patience de l'ame, une grande et profonde constance dans les études. Le chemin des généralités est plus court et plus aisé, et par conséquent plus conforme au génie léger et peu laborieux des sensistes. Mais les généralités dans lesquelles ils se complaisent ne sont pas celles qui sont soigneusement induites des particularités, ou déduites des concepts idéaux; car dans ces deux cas les paresseux auraient plus perdu que gagné. Les généralités idéales sont la réalité même, parce que dans l'Idée s'individualise l'universel et se concrète l'abstrait; ou pour mieux dire, l'Idée n'est ni abstraite ni concrète, ni générale ni particulière; mais elle est supérieure à tous ces ordres, et réunit tout à la fois en elle le genre et l'individu. Les sensistes ne vont pas à la poursuite de ces généralités qui sont trop élevées parce que le chemin qui y conduit est rapide et malaisé et qu'ils préfèrent les plaines aux montagnes escarpées. Ils s'amusent pourtant quelquefois à donner des apparences d'idées à certains faits imparfaitement connus, mettant dans leur exposition un certain air de méthode rationnelle, qui, en réalité, ruine en même temps l'étude des faits et celle des idées. Cet usage de sensualiser les idées, sous l'apparence d'idéaliser les choses sensibles, est très fréquent aujourd'hui, parce que le sensisme se perpétue sous les formes du rationalisme. Mais ce n'est qu'une vaine ombre du rationalisme, sous laquelle on cherche à voiler la doctrine opposée, afin

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