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écrivain qui appelle l'Empereur le Castruccio (*) de l'Italie septentrionale, qu'il élève, dit-il, en moins de dix ans au rang d'une puissance (**). Mais Napoléon n'eut en cela d'autre mérite que d'accomplir et d'exécuter beaucoup de réformes dont on sentait le besoin, que l'époque exigeait impérieusement, et auxquelles il devait faire droit pour consolider sa propre autorité. Mais les réglements administratifs, quelque importants qu'ils soient, ne constituent pas en majeure partie l'essence de l'ordre civil; et un peuple peut être parfaitement en règle sous ce rapport, et mériter cependant sous beaucoup d'autres le nom de barbare. Ceux qui mettent le bonheur politique d'un peuple dans la bonté de l'administration, ne sont pas plus sages que ceux qui font consister la perfection de la civilisation dans l'élégance des manières, et la vertu dans la politesse.

Pour donner une idée des variations survenues en France en un petit nombre d'années dans l'opinion publique, relativement à Napoléon, je puis citer un écrivain; mais je dois avertir mes lecteurs que je le fais de mémoire. Lamennais a plusieurs fois parlé de Napoléon. Il le loua, si je ne me trompe, lorsqu'il était empereur; ce qui donna occasion dans la suite, à je ne sais plus qui, de lui dire : Ah! monsieur l'abbé, vous avez aussi fléchi le genou devant Baal! Après sa chute et lorsqu'il était captif, il le bafoua, et il est difficile d'imaginer une invective plus amère que celle qui se trouve imprimée parmi quelques-uns de ses anciens Mélanges; le fiel avec lequel il l'a écrite, lui à fait oublier le bon goût et gâter une phrase admirable de Bossuet. Enfin en 1836, lorsque Napoléon commençait à appartenir au domaine de la sévère histoire, il l'a appelé le plus grand homme des temps modernes (***). Je ne sais si une pareille mar

(*) Castruccio-Castrucani, l'un des plus vaillants chefs des Gibelins, né à Lucques, en 1281; reçut de l'empereur Louis de Bavière l'investiture du du

ché de Lucques, fut excommunié par le Pape, et mourut en 1330.

T.

(**) PECCHIO, Essai hist, sur l'adm. finan. de l'ex-roy, d'Ital. Avertissement.

(***) Aff. de Rome.

che est noble, sage et généreuse; mais assurément elle exprime à merveille le caractère du siècle dans lequel nous nous trou

vons.

Cette sagesse individuelle est peu de chose comparativement au spectacle que nous donne la sagesse publique. Depuis que la France a recouvré d'une puissance rivale les cendres de son ancien souverain, il serait difficile de se faire une idée de ce qui se dit dans les assemblées et dans les cercles, de ce qui s'imprime dans les journaux. Il est plaisant de voir les Français, si impatients de toute domination étrangère, faire assaut à qui honorera et portera aux nues un Italien adroit, qui sut, intrépide cavalier, les brider et les conduire, en leur faisant croire qu'il était un de leurs compatriotes. Il est plaisant de voir les amis de la liberté célébrer un homme qui l'étouffa en France, qui chercha à l'étouffer également dans les autres pays, et viola les droits publics de la manière la plus complète et la plus brutale dont on trouve un exemple dans l'histoire ancienne et dans la moderne. Il est plaisant de voir les zélés partisans de la gloire et de l'indépendance nationale, se vanter des conquêtes sanglantes qu'on n'a pas su conserver, d'une domination passagère qui a amené une honteuse servitude, et exalter celui qui, le premier, depuis Charles VII, ouvrit les portes de Paris aux insultes de l'étranger. Il est plai sant de voir les cosmopolites, les philanthropes, les humanitaires, qui s'épuisent en tendresse pour leurs frères, vénérer presque comme un dieu le plus grand et le plus infatigable bourreau des hommes qui, depuis Tamerlan, ait ensanglanté notre hémisphère. De toute manière, ce que fait et dit la France sur ce point, est digne d'une sérieuse attention, et on doit savoir gré au grand ministre qui a procuré ce nouveau divertissement aux peuples de l'Europe.

NOTE 30.

Pour connaître et juger sainement le caractère moral d'un

homme, il faut avoir avec lui quelque rapport de convenance; il faut se mettre à sa place, et se revêtir en quelque sorte de ses sentiments, parce qu'on ne peut se former une idée de ses semblables qu'en les étudiant en soi-même. Aussi, quand même nous aurions des relations avec les habitants de Saturne ou de Jupiter, ou de toute autre planète, il est probable que cela ne nous suffirait pas pour pénétrer leur nature, et que la connaissance que nous en aurions serait en beaucoup de parties moins profonde que celle que nous possédons sur l'instinct et les autres propriétés internes des animaux de notre globe; supposé toutefois qu'ils soient aussi différents de nous que leur demeure diffère de la nôtre, ce qui paraît conforme à la variété et à la richesse inépuisable de la nature. Or, il faut avoir égard à la même observation quand il s'agit d'apprécier nos semblables; car la distance des temps et des lieux, la diversité des tempéraments, des coutumes, des races sont singulièrement remarquables. Peu de nations sont aussi différentes de génie que l'Italie et la France, bien qu'elles soient voisines et limitrophes par leur position; et quoique l'uniformité de la vie civile, la décadence de tout esprit patriotique, l'instinct servile de l'imitation étrangère, et beaucoup d'autres causes rendent les Italiens de jour en jour plus dépendants des Français, cependant le caractère national n'est pas encore tout-à-fait éteint chez les premiers, et il se montre avec énergie quand il trouve une de ces trempes individuelles, riches et puissantes, chez lesquelles la nature est plus forte que les circonstances extérieures et résiste à l'influence de l'éducation, de l'habitude et de l'exemple. L'homme dans lequel ces conditions se soient le mieux réalisées dans l'époque contemporaine, c'est sans contredit Victor Alfiéri. Peu d'ames furent plus antifrançaises, plus empreintes de notre cachet, mieux frappées, pour ainsi dire, au coin de l'antique génie italien, mieux ressemblantes à ces grands hommes qui n'étaient pas communs même dans l'âge d'or de l'ancienne Italie, et qui étaient déjà plus que rares parmi les contemporains de Dante et de Michel-Ange.

Qu'y a-t-il done d'étonnant qu'Alfiéri ait écrit le Misogallo, et qu'à sa juste aversion contre la manie de l'imitation française il se mêle quelque exagération? Par la même raison, les Français ne pourront jamais sentir et sainement juger le mérite supérieur des ouvrages d'Alfiéri et la singularité merveilleuse de son caractère et de sa vie. M. Villemain a voulu parler de notre tragique dans ses leçons sur la littérature française, ouvrage écrit dans un style pur, élégant, spirituel, harmonieux, et avec beaucoup de savoir pour ce qui regarde sa patrie. Mais qu'y a-t-il de commun entre un Parisien et Victor Alfiéri? Je voudrais que les Français et les Italiens fissent entre eux ce pacte, que les critiques des deux pays s'abstiendraient d'entrer dans des jugements trop particuliers sur les compositions purement littéraires de leurs voisins respectifs, et qu'ils se borneraient, pour ce qui regarde le bon goût, aux choses de leur pays: il me semble que cela tournerait à l'avantage de la véritable instruction et au profit des deux peuples. Ainsi, par exemple, quand je lis que M. Villemain disait au milieu des applaudissements de ses auditeurs que Châteaubriand est un génie plus éclatant qu'Alfiéri, (") loin de m'en scandaliser ou de m'en étonner, je trouve que, comme Français, il a raison : je serais plutôt étonné si les habitants des bords de la Seine pensaient autrement. Et si les littérateurs qui habitent les rives du Giarretta, du Gavigliano, du Tibre, de l'Arno, du Pô, entreprenaient de prouver le contraire et d'écrire de longs articles sur Châteaubriand, et sur le roman de René, livre incomparable pour la profondeur et la poésie (**), ils auraient gravement tort. Je voudrais que l'illustre auteur eût gardé la même réserve et se fût abstenu d'employer trois leçons consécutives à montrer qu'Alfiéri fut une espèce de Gradasse politique, et un copiste du théâtre français. Nous ne saurions pas, il est vrai, que Victor Amédée II, qui eut plus d'une fois l'honneur d'être battu par

(*) Cours de littérat. franç., part. 2, leçon 9.

(**) Ibid., part. 1, leçon 24.

Catinat, agrandit ses états en conquérant l'ile de Sardaigne, que la langue habituelle du Piémont est un italien un peu corrompu, fort semblable à l'italien de Venise (*); qu'Alfiéri, introduit devant le Pape Pie VI, fit une grande témérité, il baisa la main du » pape, privilége qui n'est réservé qu'aux cardinaux (**); » qu'après ses premières études, pour assurer sa gloire, il voulut se transporter en France; que la saisie de ses livres le remplit de la colère la plus implacable et la plus poétique qui soit ja» mais entrée dans l'ame d'un homme depuis feu le Dante (***); » que « Alfiéri, formé par les exemples de la France, imitateur » de la tragédie française du dix-septième siècle, disciple des opinions et de la philosophie du dix-huitième, » est français (nous appartient à double titre) par l'imagination et le raisonnement; que « il n'alla jamais plus loin que le théâtre français ; » qu'il copia les Français sans l'avouer, et spécialement Corneille, auquel il prit «ce dialogue si vif et si coupé, cette forme si brusque et si rapide, ces vers dont la poésie italienne frémit, qui sont coupés, fendus en deux, par une réplique soudaine >> et violemment alternée; que l'on peut hésiter (j'hésite toujours) à le croire né poëte dramatique; que « ses pièces sont tou» jours des tragédies françaises avec les confidents de moins

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* Ibid., part. 2, leçon 9.- Les auteurs de l'Encyclopédie nouvelle nous apprennent qu'Alfiéri, dans la première moitié de sa vie, écrivit en Piémontais; «< car il n'avait d'abord d'autre idiome pour exprimer sa pensée, que celui du » Piémont sa patrie; et ce fut dans l'idiome de la Toscanc, où se parle l'Italien le >> plus pur, qu'il voulut écrire ses œuvres. » (Art. Alfieri, tom. 1). C'est à peu près comme si l'on disait que Racine ne voulut pas écrire ses tragédies dans le dialecte de la Gascogne, mais qu'il choisit pour cela l'idiome français, beaucoup plus pur que celni-là.

(**) Ibid., part. 2, leç. 9. Alfiéri faisant le récit de cette audience, dit que Pie VI ne consentit pas à ce qu'il lui baisât le pied. « Comme j'étais à >> genoux devant lui, il me frappa sur la jouc comme un père qui caresse son fils, » et me fit relever ». ( Vie, époque 4, chap. 10. ) Mais il raconte le baisement de pied fait à Clément XIII beau vieillard, vénérable par sa majesté. Il est permis de ne pas remarquer ou d'oublier ces minuties, mais il ne l'est pas de les rapporter à contre sens.

(***) Licu cité, leçon 9.

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