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regarde point (*). Comment, mon bon Descartes, rendre raison et témoignage de sa propre foi, quand d'autres peuvent la révoquer en doute, ce n'est pas une affaire et même un devoir pour un homme chrétien et catholique? Prévenir le scandale qui peut naître de ses propres écrits, quand il est possible de les interpréter dans un sens défavorable à la religion, ce n'est pas un devoir de conscience? On peut dire en toute confiance que vous n'êtes ni catholique, ni chrétien, ou que vous ne savez point le catéchisme. Et vous parlez de manière à faire croire l'un comme l'autre.

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Si l'on veut avoir une preuve à ce sujet et savoir quelle confiance il faut accorder à l'érudition théologique de Descartes, spécialement au sujet de la grâce, qu'on lise une de ses lettres à M. Chanut, dont je me contenterai de citer les lignes suivantes : « Je ne fais aucun doute que nous ne puis>>sions véritablement aimer Dieu par la seule force de la na»ture. Je n'assure point que cet amour soit méritoire sans la grâce; je laissé démêler cela aux théologiens (**). » Pesons toutes les phrases. Je ne fais aucun doute. Donc le philosophe est certain de son opinion. Je n'assure point : singulière manière de parler chez un catholique, quand il s'agit d'une hérésie. La proposition dont Descartes n'est point sûr est l'erreur toute pure de Pélage; et comme celui qui dit qu'il n'assure point une chose, montre qu'il la tient pour vraisemblable, ou du moins en quelque sorte comme probable, chacun voit assez de luimême quelle en est la conséquence. Je laisse démêler cela aux théologiens. Les théologiens ne peuvent se regarder comme blessés par ce magnanime mépris. parce qu'il touche à la foi même, et retombe sur celui qui s'en rend coupable, s'il ignore que tout galant homme est obligé de ne pas croire au hasard et de savoir, quand l'occasion s'en présente, rendre raison de sa croyance. Du reste, Descartes fait preuve d'une ignorance

(*) Descartes, OEuv., tome viii, p. 272.

(**) Ibid, tome x, p. 11.

évidente et en pensant qu'on peut vraiment aimer Dieu, sans les secours célestes, et en supposant qu'un tel amour n'est point méritoire par lui-même. On peut discuter si les seules forces de la nature sont capables d'inspirer un amour initial et.philosophique ou mercenaire, de la divinité connue par les lumières de la raison; mais qu'on puisse aimer Dieu d'un amour véritable, ou qu'on puisse avoir naturellement un amour même très imparfait pour Dieu considéré comme auteur de la grâce, c'est une opinion à laquelle tout catholique doit faire mauvais accueil, s'il tient à sa foi. L'amour de Dieu considéré comme auteur de la nature et de la grâce, est charité ou espérance, selon que son effet regarde la bonté divine, ou en elle-même, ou dans ses rapports avec les créatures: or tout mouvement de charité ou d'espérance, quelque faible qu'il soit, ne peut surgir naturellement dans les cœurs des hommes, soit à cause de son excellence intrinsèque, qui dépasse tout pouvoir fini, soit à cause de la condition spéciale de l'homme actuel, esclave d'une affection désordonnée pour lui-même et pour les choses sensibles. Et puis, c'est une autre erreur de croire que le véritable amour de Dieu ne puisse en aucune manière être méritoire par lui-même; parce que l'amour et le mérite se correspondent comme la cause et l'effet. La propriété méritoire du véritable amour peut, il est vrai, être neutralisée par une condition extrinsèque, qui se présente toutes les fois que l'amant est en état de péché, et que son amour n'est point tel qu'il le faut pour l'effacer: parce que l'acte vraiment vertueux ne peut donner naissance au mérite qu'autant qu'il dérive d'une ame pure et sanctifiée; mais il n'en est pas moins vrai que cet acte en lui-même tend au mérite, 'et concourt effectivement à le produire, quand une disposition conforme à son excellence anime le cœur de celui qui agit. En résumé, Descartes sépare deux choses qui sont inséparables, car la foi nous enseigne que sans la grâce il n'y a point de mérite, parce que sans la grâce on ne peut véritablement aimer. Qu'on voie donc combien Arnauld avait raison d'écrire, en 1669, que les

lettres de Descartes « sont pleines de pélagianisme, et que, » hors les points dont il s'était persuadé par sa philosophie, » comme est l'existence de Dieu et l'immortalité de l'ame,

tout ce qu'on peut dire de lui de plus avantageux, est qu'il » a toujours paru être soumis à l'Église (*). » Il y a certes quelque différence de ce jugement à celui que l'illustre théologien avait porté vingt ans auparavant en lisant pour la première fois les Méditations. Il avait enfin dépisté le renard.

Il est singulier que la première censure authentique de la philosophie de Descartes soit partie de la congrégation de l'Index; son décret contre les ouvrages de cet auteur est du 20 novembre 1663. Thomas, avec sa perspicacité ordinaire, s'étonne de ce décret; et Baillet l'attribue aux intrigues d'un particulier (**). Je voudrais aussi en être surpris, si Rome n'avait fait preuve, dans cent autres circonstances, d'une sagacité incomparable à pénétrer au fond des doctrines, à découvrir dans les principes les dernières conséquences qui échappaient aux yeux de tous les contemporains d'un écrivain. Les Congrégations de Rome ne s'attribuent certainement pas l'infaillibilité, et elles peuvent quelquefois être sujettes aux erreurs et aux faiblesses inséparables de la nature humaine; mais j'ose dire qu'aucune autorité scientifique ou religieuse n'a jamais eu pour ainsi dire un sens idéal et catholique, une faculté capable de deviner les corollaires renfermés dans le germe d'une doctrine, à un degré aussi parfait qu'on les retrouve dans beaucoup de leurs jugements. Tandis que les hommes les plus pieux, et aussi célèbres par leur doctrine que par leur talent, séduits par un faux-semblant, saluaient le cartésianisme naissant comme un système favorable à la religion, sans s'apercevoir des germes funestes qui y étaient cachés, les censeurs romains en eurent le pressentiment, et prononcèrent une sentence que la philosophie européenne s'est chargée, depuis

(*) Arnauld. OEuv., tom. 1, p. 671.
(**) Ibid. OEuv., tom. xxxvin, p. xix.

deux siècles, de confirmer de la manière la plus solennelle par ses propres œuvres.

NOTE 22.

Le génie éminemment philosophique de Malebranche fait que souvent il s'éloigne du cartésianisme, encore qu'il prétende être cartésien. Ainsi, par exemple, lorsqu'il veut exposer le procédé initial de l'esprit humain, il commence en disant : « Le néant n'a point de propriétés. Je pense, donc je ▾ suis (*). » Il convertit de cette manière en une proposition syllogistique, contre l'expresse intention de Descartes, ce que celui-ci donnait comme un fait primitif. La proposition générale : Le néant n'a point de propriétés, équivaut à celle-ci : l'Etre existe; et elle se trouve ainsi placée en tête du procédé psychologique conforme à la doctrine de Malebranche sur la primauté et l'universalité de l'idée de l'Etre, L'ontologisme méthodique pourrait-il être plus clair? Et en effet la sublime théorie de la vision en Dieu serait contradictoire dans l'ordre du psycholo gisme. Et qu'on ne croie pas que ce passage des Entretiens soit une de ces opinions jetées au hasard dans le cours de la conversation, dans lesquelles on ne doit pas rechercher la précision logique; car Malebranche la répète dans son grand ouvrage et la confirme avec toute la rigueur doctrinale: « Il est certain » que le néant ou le faux n'est point visible ou intelligible, Ne » rien voir, c'est ne point voir penser à rien, c'est ne point penser. Il est impossible d'apercevoir une fausseté, un rap» port, par exemple, d'égalité entre deux et deux et cinq. Car >> ce rapport ou tel autre qui n'est point, peut être cru, mais >> certainement il ne peut être aperçu, parce que le néant n'est » pas visible. C'est là proprement le premier principe de toutes » nos connaissances, c'est aussi celui par lequel j'ai commencé

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(*) Entret, sur la métaph,, la relig, et la mort. entr. 1, tom. 1, p. 8.

» les Entretiens sur la métaphysique... Car celui-ci, ordinairement » reçu des cartésiens : qu'on peut assurer d'une chose ce que > l'on conçoit clairement être renfermé dans l'idée qui la repré» sente, en dépend; et il n'est vrai qu'en supposant que les » idées sont immuables, nécessaires et divines (*).

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« Les preuves de l'existence et des perfections de Dieu » tirées de l'idée que nous avons de l'infini, sont preuves de simple vue. On voit qu'il y a un Dieu, dès que l'on voit » l'infini, parce que l'existence nécessaire est renfermée dans » l'idée de l'infini, ou pour parler plus clairement, parce qu'on ne peut voir l'infini qu'en lui-même. Car le premier principe de nos connaissances est que le néant n'est pas visible; d'où il suit que si l'on pense à l'infini, il faut qu'il » soit (**)

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NOTE 23.

M. Cousin, dans son Cours de philosophie, dit « qu'au lieų d'accuser Spinoza d'athéisme, il faudrait bien plutôt lui » adresser le reproche contraire (***). » Dans l'édition la plus récente de ses Fragments philosophiques le même jugement se trouve ainsi répété et développé : « Loin d'être un athée, » comme on l'en accuse, Spinoza a tellement le sentiment de » Dieu, qu'il en perd le sentiment de l'homme. Cette existence temporaire est bornée, rien de ce qui est fini ne lui paraît จ digne du nom d'existence, et il n'y a pour lui d'être vérita» ble que l'être éternel. Ce livre tout hérissé qu'il est, à la » manière du temps, de formules géométriques, si aride et si ⚫ repoussant dans son style, est au fond un hymne mystique, » un élan et un soupir de l'ame vers celui qui, seul, peut dire légitimement je suis celui qui suis. Spinoza.... est essentiel»lement juif, et bien plus qu'il ne le croyait lui-même. Le

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(*) Rech. de la vér., liv. 4, chap. 11, tom. 11, p. 349, 350.

(**) Ibid. liv. 6, part. 2, chap. 6. tom. 111, p. 220.

(***) Cours de l'hist. de la phil., lecon 11.

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