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qu'ils expriment: on s'aperçoit que l'orateur ou l'écrivain sait ou pense moins que ce qu'il paraît savoir ou penser, au rebours de ce qui arrive relativement aux autres nations et spécialement chez les anciens écrivains italiens et grecs; cette seule remarque suffit pour diminuer notablement, ou même pour annuler entièrement le plaisir que l'on peut trouver dans la conversation ou dans la lecture. Car ce qui fait plaisir au lecteur ou à l'auditeur, c'est de pouvoir supposer que celui qui parle ou qui écrit, en pense encore plus qu'il n'en dit; car alors notre esprit voulant pénétrer au-delà du voile des mots, se perd dans un je ne sais quoi de vague et d'indéfini, qui le charme. Mais quand il s'aperçoit que sous les mots il n'y a rien, ou qu'il y a moins qu'ils ne promettent, le charme est détruit, et avec lui disparaît la principale raison qui nous fait sympathiser avec l'écrivain ou l'orateur, et qui excite notre attention et notre curiosité. De ce défaut de correspondance entre le sentiment et la phrase il résulte que le style français, joint à toute la pauvreté de la langue, a beaucoup moins de simplicité, de naturel et de force que celui de nos anciens écrivains on y trouve un je ne sais quoi de forcé et d'ampoulé qui répugne au génie pélasgique. Et ce que je dis du style, peut également s'entendre de l'homme naturel et artificiel, puisque, selon Buffon, l'un est l'autre, et de la manière d'imiter et de peindre la nature humaine. Ainsi, par exemple, les Romains de Corneille peuvent paraître tels sur les bords de la Seine; mais sur ceux du Tibre, où il est probable que n'est pas totalement éteint l'esprit du Latium, on les prendrait pour des Gradasse, des Rodomont, des paladins, c'està-dire pour des hommes nés, non pas à Rome mais à Paris, Les Français donnent, au moral et au physique, leur type à tous les personnages étrangers; les héros de David sont tous français, la figure même du Christ est française dans la plupart des tableaux de cette nation. L'héroïsme français n'est pas celui des anciens, des véritables Germains, des Italiens du moyen-âge, de Napoléon; mais c'est l'héroïsme chevaleresque

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des croisades, dont le modèle se trouve réellement chez les Francks, mais que ceux-ci reçurent des Gaulois et que les historiens latins nous ont représenté, non pas sous les traits des Romains, d'Arminius ou de Viriate, mais sous ceux de Brennus, de Valens, de Viridomar. Si vous avez vu certaines statues et certaines peintures des Français, représentant leurs illustres guerriers, comme par exemple le prince de Condé, qu'ils appellent le Grand-Condé, - au milieu d'une mêlée, la perruque sur la tête, l'air furieux, et que vous les compariez avec les images des héros de l'antiquité, ce coup-d'oeil seul vaudrą mieux qu'une longue dissertation pour vous faire comprendre la différence infinie qu'il y a entre la France moderne et la Grèce et Rome antiques. L'Arioste, dont le génie était émi nemment italien, trouva dans le chevalier un type sérieux qu'il entremêla de ridicule, et sans charger le tableau, comme fit Cervantes, il imprima à la chevalerie un cachet de ridicule. que ne put effacer même le génie tendre et profond, mais beaucoup moins puissant du Tasse. L'héroïsme antique, c'està-dire grec et romain, et l'héroïsme chrétien mais italien et héritier de la vertu romaine, ont une simplicité incomparable, une gravité spontanée, une majesté sans affectation; ils ne connaissent point cet orgueil, cette légèreté, cette forfanterie, que l'on remarque souvent dans la valeur de nos voisins. On peut en dire autant de la langue, de la poésie, des beaux-arts, de l'éloquence. La poésie lyrique française est trop souvent une amazoneen paniers, poudrée et parée. Peu d'écrivains sont dans leur langue aussi grands que Bossuet l'est dans la sienne. Cependant je ne crois pas être le seul de mon avis parmi mes compatriotes, si je dis que je ne puis admirer avec les rhéteurs français quelques passages de cet orateur, comme par exemple le suivant : « O nuit désastreuse 1 ô nuit effroyable! où >> retentit tout-à-coup comme un éclat de tonnerre, cette éton» nante nouvelle : Madame se meurt! madame est morte (*)» !

(*) Oraison fun. d'Henriette d'Anglet,

Je demande si ces exclamations et ces éclats qui ne pourraient être plus grands, quand même se réaliserait le fractus illabatur orbis d'Horace, et que l'Univers tomberait en ruines, sont en proportion avec la mort d'une princesse? Pourrait-on en dire d'avantage si on voulait peindre la chute d'un empire ou la fin du monde ? Je laisse de côté ce mot de madame, qui représentant à l'imagination les manières délicates et affectées des femmes parisiennes, contraste autant avec la gravité et la simplicité d'une oraison funèbre qu'avec celles de la tragédie; c'est là un défaut de la langue et non de l'écrivain. Je ne prétends point par là m'arroger le droit d'accuser un auteur aussi remar quable et admirable que Bossuet, d'avoir manqué aux convenances selon la manière de voir des Français je me borne à dire que de pareilles beautés peuvent être difficilement goûtées par nous Italiens, comme elles ne l'auraient pas été non plus par un Grec ou un Romain de l'antiquité; car je ne puis me figurer Démosthène, Cicéron, Athanase, Chrisostome, Grégoire de Nazianze capables d'écrire ou de parler de cette façon. Puisque je suis en voie de critiquer, j'ajouterai encore une autre remarque Sans contester à Mirabeau une grande vigueur d'esprit et d'éloquence, je suis tenté de rire quand je l'entends comparer à Cicéron ou à Démosthène : cela me fait souvenir de Corneille, qui avec la plus grande bonne foi du monde préférait Lucain à Virgile; car il me semble que sous certains rapports, Mirabeau est le Lucain de l'éloquence, et que les traits si forts, mais si ampoulés et si forcés, qu'on cite de ses discours, sont aussi éloignés du sublime en usage chez les grands orateurs de l'antiquité, que le parlement moderne de' Paris a peu de ressemblance avec le sénat de l'ancienne Rome.

Si nous parlons ensuite spécialement de notre époque, nous trouvons que la manière d'écrire en français, la plus en vogue, a une merveilleuse ressemblance avec celle qui avait cours en Italie au dix-septième siècle. Il ne serait pas difficile de retrouver dans Châteaubriand, Hugo, Lamartine une foule de

passages, qui, traduits littéralement dans notre idiome, pourraient passer pour appartenir à Pallavicino, Tesauro, Fiamma, Achillini, Ciampoli, Preti et à tous les plus mauvais poëtes et prosateurs qui ont déshonoré notre littérature à cette époque. Je ne veux point inférer de cela que les écrivains français nommés ci-dessus soient mauvais, mais je constate seulement un fait; sachant très bien, du reste, que la France n'est pas l'Italie, et que le siècle actuel n'est pas celui des sécentistes.

A propos des observations de Vico sur le génie philosophique des Français, citées plus haut, on les verra avec plaisir corroborées par une remarque analogue d'un Français plein de sagacité, d'Alembert, qui parle en ces termes de sa propre nation: << Tout ce qui a rapport aux sentiments- ne peut être >> l'objet de longues recherches, et cesse de plaire quand on ne » peut l'acquérir en peu de temps; quelle que soit l'ardeur » avec laquelle nous l'embrassons, elle s'éteint bientôt ; et » l'esprit qui en est fatigué, aussitôt qu'il en est rassasié, se >> met à la poursuite d'un autre objet, qu'il abandonne bien» tôt de la même manière. Le contraire a lieu pour la vérité, >> l'esprit ne peut obtenir celle qu'il cherche que par le moyen >> de la méditation; et pour la même raison sa jouissance est proportionnée à la longueur de l'étude qu'il a employée à >> sa recherche. >>

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NOTE 11.

« La France gouverne le midi de l'Europe. et c'est toujours » un peu le passé de la France, qui est le présent de l'élite » des populations du Portugal, de l'Espagne et de l'Italie. » Ces belles contrées sont en général et dans la philosophie en particulier, ce que les fait la France. Leur présent est le passé de la France; l'avenir de la France décidera de leur » avenir (*).

(*) Cousin, introd, à l'hist. de la phil., leçon 13.

Il ne m'appartient pas de parler des Espagnols et des Portugais; c'est à eux de voir si M. Cousin a tort ou raison. S'il a raison, et que leur avenir soit celui de la France, je les plains bien sincèrement. Quant à l'Italie, il est très vrai que le vulgaire, c'est-à-dire, le plus grand nombre, marche sur les traces des Français; mais le vulgaire, -- je ne dis pas la plèbe, - encore qu'il soit bien vêtu et élégant, n'est pas l'élite de la nation. M. Cousin, qui a voyagé en Italie, a dû y observer les singes et non pas les hommes.

NOTE 12.

On nous demandera peut-être si, à notre avis, l'hétérodoxiemoderne touche à son terme dans la spéculation aussi bien que dans la pratique; ou, en d'autres termes, si le cycle des révolutions est fermé. Car l'hétérodoxie est toujours une révolution qui survient dans la vie civile ou intellectuelle des hommes. Toute révolution est une négation de la souveraineté c'est-a-dire de l'Idée : les révolutions intellectuelles nient l'Idée parlante, les politiques, l'Idée gouvernante; et après avoir parcouru diverses vicissitudes, elles finissent par le rétablissement de l'empire légitime, c'est-à-dire celui de l'Idée, et comme on dit aujourd'hui, par une Restauration; pourvu toutefois qu'on ne prenne pas ce mot dans le sens des légitimistes français. Je dis donc, généralement parlant, que la restauration européenne dépend des peuples et des princes. Si les peuples s'obstinent à ne pas vouloir ressaisir le bien antique, et les princes à maintenir et à rappeler les vieux abus, le mal qui nous afflige se prolongera, et le monde sera troublé par de nouveaux bouleversements. J'avoue que l'aveuglement des peuples et des princes m'épouvante. Ils montrent les uns et les autres une opiniâtreté étonnante à conserver et à caresser ce qui les tue, à repousser ce qui pourrait les sauver. Les peuples aiment l'impiété et la licence; les rois s'attachent au

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