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A. F. DE BRANDEBOURG.

Pour moi, je me serois figuré que le moins qu'on pouvoit être fou, c'étoit toujours le mieux.

G. DE CABESTAN.

Ah! vous ne savez donc pas à quoi sert la folie? Elle sert à empêcher qu'on ne se connoisse : car la vue de soi-même est bien triste; et comme il n'est jamais temps de se connoître, il ne faut pas que la folie abandonne les hommes un seul moment.

A. F. DE BRANDEBOURG.

Vous avez beau dire, vous ne me persuaderez point qu'il y ait d'autres fous, que ceux qui le sont comme nous l'avons été tous deux. Tout le reste des hommes a de la raison; autrement ce ne seroit rien perdre que de perdre l'esprit, et on ne distingueroit point les frénétiques d'avec les gens

bon sens.

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de

Les frénétiques sont seulement des fous d'un autre genre. Les folies de tous les hommes étant de même nature, elles se sont si aisément ajustées ensemble, qu'elles ont servi à faire les plus forts liens de la société humaine; témoin ce desir d'immortalité, cette fausse gloire, et beaucoup d'autres principes, sur quoi roule tout ce qui se fait dans le

monde et l'on n'appelle plus fous, que de certains fous qui sont, pour ainsi dire, hors d'œuvre, et dont la folie n'a pu s'accorder avec celles de tous les autres, ni entrer dans le commerce ordinaire de la vie.

A. F. DE BRANDEBOURG.

Les frénétiques sont si fous, que le plus souvent ils se traitent de fous les uns les autres; mais les autres hommes se traitent de personnes sages.

G. DE CABEST a n.

Ah! que dites-vous? Tous les hommes s'entremontrent au doigt, et cet ordre est fort judicieusement établi par la nature. Le solitaire se moque du courtisan; mais en récompense il ne le va point troubler à la cour : le courtisan se moque du solitaire; mais il le laisse en repos dans sa retraite. S'il y avoit quelque parti qui fût reconnu pour le seul parti raisonnable, tout le monde voudroit l'embrasser, et il y auroit trop de presse; il vaut mieux qu'on se divise en plusieurs petites troupes, qui ne s'entr'embarrassent point, parce que les unes rient de ce que les autres font.

A. F. DE BRANDEBOURG.

Tout mort que vous êtes, je vous trouve bien fou avec vos raisonnemens; vous n'êtes pas encore bien guéri du breuvage qu'on vous donna.

G. DE CABEST a n.

Et voilà l'idée qu'il faut qu'un fou conçoive toujours d'un autre. La vraie sagesse distingueroit trop ceux qui la posséderoient : mais l'opinion de sagesse égale tous les hommes, et ne les satisfait pas moins.

DIALOGUE V.

AGNÈS SOREL, ROXELANE.

A. SORE L.

A vous dire le vrai, je ne comprends point votre

galanterie turque. Les belles du serrail ont un amant qui n'a qu'à dire je le veux; elles ne goûtent jamais le plaisir de la résistance, et elles ne lui fournissent jamais le plaisir de la victoire; c'est-àdire que tous les agrémens de l'amour sont perdus pour les sultans et pour leurs sultanes.

Ro
OX EL A N E.

Que voulez-vous? Les empereurs Turcs, qui sont extrêmement jaloux de leur autorité, ont négligé, par des raisons de politique, ces douceurs de l'amour si raffinées. Ils ont craint que les belles, qui ne dévendroient pas absolument d'eux, n'usur

passent trop de pouvoir sur leur esprit, et ne se mêlassent trop des affaires.

A. SORE L.

Hé bien, que savent - ils si ce seroit un malheur? L'amour est quelquefois bon à bien des choses; et moi qui vous parle, si je n'avois été maîtresse d'un roi de France, et si je n'avois eu beaucoup d'empire sur lui, je ne sais où en seroit la France à l'heure qu'il est. Avez-vous oui-dire combien nos affaires étoient désespérées sous Charles VII, et en quel état se trouvoit réduit tout le royaume, dont les Anglois étoient presqu'entièrement les maîtres.

ROX ELAN E.

Oui; comme cette histoire a fait grand bruit, je sais qu'une certaine pucelle sauva la France. C'est donc vous qui étiez cette pucelle là? Et comment étiez-vous en même temps maîtresse du roi?

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Vous vous trompez: je n'ai rien de commun avec la Pucelle dont on vous a parlé. Le roi, dont j'étois aimée, vouloit abandonner son royaume aux usurpateurs étrangers, et s'aller cacher dans un pays de montagnes, où je n'eusse pas été trop aise de le suivre. Je m'avisai d'un stratagême pour le détourner de ce dessein. Je fis venir un astrologue,

avec qui je m'entendois secrettement; et après qu'il eut fait semblant de bien étudier ma nativité, il me dit un jour, en présence de Charles VII, que tous les astres étoient trompeurs, ou que j'inspirerois une longue passion à un grand roi. Aussi-tôt je dis à Charles: « Vous ne trouverez donc pas » mauvais, Sire, que je passe à la cour d'Angle» terre: car vous ne voulez plus être roi; et il n'y » a pas assez de tems que vous m'aimez pour avoir rempli ma destinée ». La crainte qu'il eut de me perdre lui fit prendre la résolution d'être roi de France, et il commença dès-lors à se rétablir. Voyez combien la France est obligée à l'amour, et combien ce royaume doit être galant, quand ce ne seroit que par reconnoissance.

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ROX ELAN E.

Il est vrai; mais j'en reviens à ma Pucelle. Qu'a t-elle donc fait? L'histoire se seroit-t-elle assez 'trompée, pour attribuer à une jeune paysanne, pu celle, ce qui appartenoit à une dame de la cour, maîtresse du roi.

A. SOREL.

Quand l'histoire se seroit trompée jusqu'à ce point, ce ne seroit pas une si grande merveille. Cependant il est sûr que la pucelle anima beaucoup les soldats: mais moi, j'avois auparavant animé le roi.

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