Page images
PDF
EPUB

PHRINÉ.

Non, non, car je suis de bonne foi. J'avoue que j'ai extrêmement outré le caractère de jolie femme; mais vous avez outré aussi celui de grand homme. Vous et moi, nous avons fait trop de conquêtes. Si je n'avois eu que deux ou trois galanteries tout au plus, cela étoit dans l'ordre, et il n'y avoit rien à redire ; mais d'en avoir assez pour rebâtir les murailles de Thèbes, c'étoit aller beaucoup plus loin qu'il ne falloit. D'autre côté, si vous n'eussiez fait que conquérir la Grèce, les isles voisines, et peut-être encore quelque petite partie de l'Asie mineure, et vous en composer un état, il n'y avoit rien de mieux entendu, ni de plus raisonnable: mais de courir toujours sans savoir où, de prendre toujours des villes, sans savoir pourquoi, et d'exécuter toujours, sans avoir aucun dessein; c'est ce qui n'a pas plu à beaucoup de personnes bien sensées.

ALEXANDRE.

C

Que ces personnes bien sensées en disent tout ce qu'il leur plaira. Si j'avois usé si

sagement

de ma valeur et de ma fortune, on n'auroit presque point

parlé de moi.

PHRINÉ.

Ni de moi non plus, si j'avois usé trop sagement

de ma beauté. Quand on ne veut que faire du bruit; ce ne sont pas les caractères les plus raisonnables qui y sont les plus propres.

DIALOGUE I I.

MILON, SM INDIRI DE.

Tu

SMIND IRIDE.

U es donc bien glorieux, Milon, d'avoir porté un bœuf sur tes épaules aux jeux olympiques?

MILO N..

[ocr errors]

ta ville

Assurément l'action fut fort belle. Toute la Grèce, y applaudit, et l'honneur s'en répandit jusques sur la ville de Crotone ma patrie, d'où sont sortis une infinité de braves athlètes. Au contraire de Sibaris sera décriée à jamais par la mollesse de ses habitans, qui avoient banni les coqs, de e peur d'en être éveillés, et qui prioient les gens à manger un an avant le jour du repas repas, pour pour avoir le loisir de le faire aussi délicat qu'ils le vouloient.

SMIN DI RIDE.

porter un

Tu te moques des Sibarites; mais toi, Crotoniate grossier, crois-tu que se vanter de bœuf, ce ne soit pas se vanter de lui ressembler beaucoup ?

MILON.

[ocr errors]

Et toi, crois-tu avoir ressemblé à un homme quand tu t'es plains d'avoir passé une nuit sans dormir, à cause que parmi les feuilles de roses dont ton lit étoit semé, il y en avoit eu une sous toi qui s'étoit pliée en deux?

[blocks in formation]

Il est vrai que j'ai eu cette délicatesse; mais pourquoi te paroît-elle si étrange?

MILON.

5 Et comment se pourroit-il qu'elle ne me le parût pas ?

SMIND IRIDE.

Quoi! n'as-tu jamais vu quelqu'amant, qui étant comblé des faveurs d'une maîtresse à qui il a rendu des services signalés, soit troublé dans la possession de ce bonheur, par la crainte qu'il a que la reconnoissance n'agisse dans le cœur de la belle, plus que l'inclination?

MILON.

Non, je n'en ai jamais vu. Mais quand cela seroit?

[ocr errors]

SMIND I RIDE.

Et n'as-tu jamais entendu parler de quelque

conquérant, qui, au retour d'une expédition glorieuse, se trouvât peu satisfait de ses triomphes, parce que la fortune y auroit eu plus de part que sa valeur, ni sa conduite, et que ses desseins auroient réussi sur des mesures fausses et mal prises ? MILO N.

Non, je n'en ai point entendu parler. Mais encore une fois, qu'en veux-tu conclure?

SMIND I RIDE.

Que cet amant et ce conquérant, et généralement presque tous les hommes, quoique couchés sur des fleurs, ne sauroient dormir ne sauroient dormir, s'il y en a

une seule feuille pliée en deux. Il ne faut rien pour gâter les plaisirs. Ce sont des lits de roses, où il est bien difficile que toutes les feuilles se tiennent étendues, et qu'aucune ne se plie; cependant le pli d'une seule suffit pour incommoder beaucoup.

MIL O N.

Je ne suis pas fort savant sur ces matières-là ; mais il me semble que toi, et l'amant et le conquérant que tu supposes, et tous tant que vous êtes, vous avez extrêmement tort. Pourquoi vous rendez-vous si délicats?

SMIND IRIDE.

Ah! Milon, les gens d'esprit ne sont pas des

Crotoniates comme toi; mais ce sont des Sibarites encore plus raffinés que je n'étois.

MIL O N.

Je vois bien ce que c'est. Les gens d'esprit ont assurément plus de plaisirs qu'il ne leur en faut, et ils permettent à leur délicatesse d'en retrancher ce qu'ils ont de trop. Ils veulent bien être sensibles aux plus petits désagrémens, parce qu'il y a d'ailleurs assez d'agrémens pour eux, sur ce pied-là, je trouve qu'ils ont raison.

SMINDI RIDE.

Ce n'est point du tout cela. Les gens d'esprit n'ont point plus de plaisir qu'il ne leur en faut.

MILO N.

Ils sont donc fous de s'amuser à être si délicats?

SMINDI RIDE.

Voilà le malheur. La délicatesse est tout-à-fait digne des hommes; elle n'est produite que par les bonnes qualités et de l'esprit et du cœur on se sait bon gré d'en avoir; on tâche à en acquérir, quand on n'en a pas. Cependant la délicatesse diminue le nombre des plaisirs, et on n'en a point trop; elle est cause qu'on les sent moins vivement, et d'eux-mêmes ils ne sont point trop vifs. Que les hommes sont à plaindre ! leur condition naturelle

« PreviousContinue »