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sur les fables, et je puis étre témoin qu'un assez grand nombre de personnes de goût avouent qu'elles y trouvent une infinité de belles choses; car on n'ose encore dire qu'elles sont belles. Pour l'Iliade, elle ne paroît pas jusqu'ici se relever; et je dirai, le plus obscurément qu'il me sera possible, que le défaut le plus essentiel qui l'en empêche, et peutêtre le seul, c'est d'être l'Iliade. On lit les anciens par une espèce de devoir; on ne lit les modernes que pour le plaisir, et malheureusement un trop grand nombre d'ouvrages nous ont accoutumés à celui des lectures intéressantes.

Dans la grande abondance de preuves que je puis donner de l'étendue et de la variété du talent de la Motte, je néglige des comédies qui, quoiqu'en prose, appartiennent au génie poétique, et dont l'une a été tout nouvellement tirée de son premier état de prose, pour être élevée à la dignité de pièce en vers, si cependant c'étoit une dignité selon lui; mais enfin c'étoit toujours un nouveau style auquel il savoit se plier.

Cette espèce de dénombrement de ses ouvrages poétiques ne les comprend pas encore tous. Le public ne connoît ni un grand nombre de ses pseaumes et de ses cantates spirituelles, ni des églogues qu'il renfermoit, peut-être par un principe d'amitié pour moi, ni beaucoup de pièces galantes enfantées par l'amour, mais par un amour d'une espèce sin

gulière, pareil à celui de Voiture pour mademoiselle de Rambouillet, plus parfaitement privé d'espérance, s'il est possible, et sans doute infiniment plus disproportionné. Il n'a manqué à un poëte si universel qu'un seul genre, la satyre; et il est plus glorieux pour lui qu'elle lui manque, qu'il ne l'est d'avoir eu tous les autres genres à sa disposition.

Malgré tout cela, la Motte n'étoit pas poëte, ont dit quelques-uns, et mille échos l'ont répété. Ce n'étoit point un enthousiasme involontaire qui le saisît, une fureur divine qui l'agitât; c'étoit seulement une volonté de faire des vers, qu'il exécutoit , parce qu'il avoit beaucoup d'esprit. Quoi! ce qu'il y aura de plus estimable en nous, sera-ce donc ce qui dépendra le moins de nous, ce qui agira le plus en nous sans nous-mêmes, ce qui aura le plus de conformité avec l'instinct des animaux? Car cet enthousiasme et cette fureur bien expliqués, se réduiront à de véritables instincts. Les abeilles font un ouvrage bien entendu, à la vérité, mais admirable seulement en ce qu'elles le font sans l'avoir médité et sans le connoître. Est-ce-là le modèle que nous devons nous proposer; et serons - nous d'autant plus parfaits que nous en approcherons davantage? Vous ne le croyez pas, Messieurs; vous savez trop qu'il faut du talent naturel pour tout, de l'enthousiasme pour la poésie; mais qu'il faut en même temps une raison qui préside à tout l'ou

vrage, assez éclairée pour savoir jusqu'où elle peut lâcher la main à l'enthousiasme, et assez ferme pour le retenir quand il va s'emporter. Voilà ce qui rend un grand poëte si rare; il se forme de deux contraires heureusement unis dans un certain point, non pas tout-à-fait indivisible, mais assez juste. Il reste un petit espace libre où la différence des goûts aura quelque jeu. On peut desirer un peu plus ou un peu moins : mais ceux qui n'ont pas formé le dessein de chicaner le mérite, et qui veulent juger sainement, n'insistent guère sur ce plus ou sur ce moins qu'ils desireroient, et l'abandonnent, ne fut - ce qu'à cause de l'impossibilité de l'expliquer.

Je sais ce qui a le plus nui à la Motte. Il prenoit assez souvent ses idées dans des sources assez éloignées de celle de l'Hiprocrène, dans un fond peu connu de réflexions fines et délicates, quoique solides; en un mot, car je ne veux rien dissimuler, dans la métaphysique, même dans la philosophie. Quantité de gens ne se trouvoient plus en pays de connoissance, parce qu'ils ne voyoient plus Flore et les Zéphyrs, Mars et Minerve, et tous ces autres agréables et faciles riens de la poésie ordinaire. Un poëte si peu frivole, si fort de choses, ne pouvoit pas être un poëte; accusation plus injurieuse à la poésie qu'à lui. Il s'est répandu depuis un temps un esprit philosophique presque tout nouveau, une

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lumière qui n'avoit guère éclairé nos ancêtres ; et je ne puis nier aux ennemis de la Motte, qu'il n'eût été vivement frappé de cette lumière, et n'eût saisi avidement cet esprit. Il a bien su cueillir les fleurs du parnasse; mais il y a cueilli aussi, ou plutôt il y a fait naître des fruits qui ont plus de substance que ceux du parnasse n'en ont communément. Il a mis beaucoup de raison dans ses ouvrages, j'en conviens; mais il n'y a pas mis moins de feu, d'élévation, d'agrément, que ceux qui ont le plus brillé par l'avantage d'avoir mis dans les leurs moins de raison.

Parlerai-je ici de cette foule de censeurs que son mérite lui a faits? seconderai - je leurs intentions en leur aidant à sortir de leur obscurité? Non, messieurs; non, je ne puis m'y résoudre : leurs traits partoient de trop bas pour aller jusqu'à lui. Laissons-les jouir de la gloire d'avoir attaqué un grand nom, puisqu'ils n'en peuvent avoir d'autre ; laissons-les jouir du vil profit qu'ils en ont espéré, et que quelques-uns cherchoient à accroître par un retour réglé de critiques injurieuses. Je sais cependant que, même en les méprisant, car on ne peut s'en empêcher; on ne laisse pas de recevoir d'eux quelque impression: on les écoute, quoiqu'on ne l'ose le plus souvent, du moins si on a quelque pudeur, qu'après s'en être justifié par convenir de tous les titres odieux qu'ils méritent. Mais toutes

ces impressions qu'ils peuvent produire ne sont que très-passagères; nulle force n'égale celle du vrai, Le nom de la Motte vivra, et ceux de ses injustes censeurs commencent déja à se précipiter dans l'éternel oubli qui les attend.

Quand on a été le plus avare de louange sur son sujet, on lui a accordé un premier rang dans la prose, pour se dispenser de lui en donner un pareil dans la poésie; et le moyen qu'il n'eût pas excellé en prose, lui qui avec un esprit nourri de réflexions, plein d'idées bien saines et bien ordonnées, avoit une force, une noblesse, et une élégance singulière d'expression, même dans son discours ordinaire ?

Cependant cette beauté d'expression, ces réflexions, ces idées, il ne les devoit presque qu'à lui-même. Privé dès sa jeunesse de l'usage de ses yeux et de ses jambes, il n'avoit pu guère profiter ni du grand commerce du monde, ni du secours des livres. Il ne se servoit que des yeux d'un neveu, dont les soins constans et perpétuels pendant vingtquatre années qu'il a entièrement sacrifiées à son oncle, méritent l'estime, et en quelque sorte la reconnoissance de tous ceux qui aiment les lettres, ou qui sont sensibles à l'agréable spectacle que donnent des devoirs d'amitié bien remplis. Ce qu'on peut se faire lire ne va pas loin, et la Motte étoit donc bien éloigné d'être savant; mais sa gloire en redouble.

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