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est à remplir, quel est notre embarras? c'est le nombre des bons sujets. Nous perdons M. le duc de la Force, qui joignoit à une grande naissance et à une grande dignité plus de goût pour toute sorte de littérature que la naissance et les dignités n'en souffrent ordinairement, et même plus de talens qu'il n'osoit en laisser voir; et aussi-tôt notre choix est balancé entre plusieurs hommes, tous recommandables par différens endroits, et dont le nombre est si grand par rapport à l'espèce dont ils sont, qu'il fait presque une foule. Vous avez été choisi Monsieur; mais dans la suite vous vous donnerez vous-même pour confrères ceux qui ont été vos rivaux, et cette rivalité vous déterminera en leur faveur.

Ç'a été votre belle traduction de la Jérusalem du Tasse qui a brigué nos voix. La renommée n'a encore depuis trois mille ans consacré que trois noms dans le genre du poëme épique, et le nom du Tasse est le troisième. Il faut que les nations les plus jalouses de leur gloire, les plus fières de leur succès dans toutes les autres productions de l'esprit, cèdent cet honneur à l'Italie.

Mais il arrive le plus souvent que les noms sont, sans comparaison, plus connus que les ouvrages qui ont fait connoître les noms. Les auteurs célèbres des siècles passés ressemblent à ces rois d'orient, que les peuples ne voient presque jamais, et dont

l'autorité n'en est pas moins révérée. Vous avez appris aux François combien étoit estimable ce poëte italien qu'ils estimoient déja tant: dès qu'il a parlé par votre bouche, il a été reçu par-tout; par-tout il a été applaudi : les hommes ont trouvé dans son ouvrage tout le grand du poëme épique, et les femmes tout l'agréable du roman. L'envie et la critique n'ont pas eu la ressource de pouvoir attribuer ce grand succès aux seules beautés du Tasse il perdoit les charmes de la poésie; il perdoit les graces de sa langue; il perdoit tout, si vous ne l'eussiez dédommagé : le grand, l'agréable, tout eût disparu par un style, je ne dis pas foible et commun, mais peu élevé et peu élégant. Aussi le public a-t-il bien su démêler ce qui vous appartenoit, et vous donner vos louanges à part. Sa voix, qui doit toujours prévenir les nôtres, vous indidès-lors à l'Académie.

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:

Voilà votre titre, Monsieur; et nous ne comptons pas la protection que vous avez d'un prince, la seconde tête de l'état. Ces grandes protections sont une parure pour le mérite; mais elles n'en sont pas un et quand on veut les employer dans toute leur force, quand on ne veut pas qu'elles trouvent de résistance, osons le dire, elles déshonorent le mérite lui-même. Tous les suffrages auront été unanimes mais quelle triste unanimité! On aura été d'accord, non à préférér celui qu'on nomme,

mais à redouter son protecteur. Pour vous, Monsieur, vous avez le bonheur d'appartenir à un prince, dont la modération, dont l'amour pour l'ordre et

pour la règle, qualités si rares et si héroïques dans ceux de son rang, vous ont sauvé l'inconvénient d'être protégé avec trop de hauteur, et appuyé d'un excès d'autorité qui fait tort. Nous avons senti qu'il ne permettoit pas à son grand nom d'avoir tout son poids naturel : et le moyen d'en douter, après qu'il avoit déclaré expressément qu'il aimoit mieux que sa recommandation fût sans effet, que de gêner la liberté de l'Académie? Il savoit, j'en conviens, qu'il pouvoit se fier à vos talens, et à la connoissance que nous en avions: mais un autre en eût été d'autant plus impérieux, qu'il eût été armé de la raison et de la justice. Nous avons droit d'espérer, ou plutôt nous devons absolument croire qu'un exemple parti de si haut sera désormais une loi, et votre élection aura eu cette heureuse circonstance d'affermir une liberté qui nous est si né~ cessaire et si précieuse.

J'avouerai cependant, et peut-être, Monsieur, ceci ne devroit-il être qu'entre vous et moi, que mon suffrage pourroit n'avoir pas été tout-à-fait aussi libre que ceux du reste de l'Académie. Vous savez qui m'a parlé pour vous. On en est quitte envers la plus haute naissance pour les respects qui lui sont dûs: mais la beauté et les graces qui se

joignent à cette naissance ont des droits encore plus puissans, et principalement les graces d'une si grande jeunesse, qu'on ne peut guère les accuser d'aucun dessein de plaire, quoique ce dessein même fût une faveur.

Quel agréable emploi que celui dont vous êtes chargé! Vous donnez à deux jeunes princesses toutes les connoissances qui leur conviennent en même temps que les charmes de leur personne croîtront sous vos yeux, ceux de leur esprit croîtront aussi par vos soins; et je puis vous annoncer de plus que les instructions qu'elles recevront de vous, ne vous seront pas inutiles à vous-même, et qu'elles vous en rendront d'autres à leur tour. La nécessité de vous accommoder à leur âgé et à leur délicatesse naturelle, vous accoutumera à dépouiller tout ce que vous leur apprendrez d'une sécheresse et d'une dureté trop ordinaires au savoir; et d'un autre côté, les personnes de ce rang, quand elles sont nées avec de l'esprit, ont une langue particulière, des expressions, des tours que les savans seroient trop heureux de pouvoir étudier chez elles. Pour les recherches laborieuses, pour la solidité du raisonnement, pour la force, pour la profondeur, il ne faut que des hommes. Pour une élégance naïve, pour une simplicité fine et piquante, pour le sentiment délicat des convenances, pour une certaine fleur d'esprit, il faut des hommes polis par le com

merce des femmes. Il y en a plus en France que par-tout ailleurs, graces à la forme de notre société; et delà nous viennent des avantages dont les autres nations tâcheront inutilement ou de rabaisser, où de se dissimuler le prix. La perfection en tout genre consiste dans un mêlange juste de qualités opposées, dans une réunion heureuse qui s'en fait malgré leur opposition. L'éloquence et la poésie demandent de la vivacité et de la sagesse, de la délicatesse et de la force; et il arrive que l'esprit françois, auquel les hommes et les femmes contribuent assez également, est un résultat plus accompli de différens caractères. L'Académie croira avoir bien rempli sa destination, si par ses soins et par ses exemples elle réussit à perfectionner ce goût et ce ton qui nous sont particuliers; peut-être même suffira-t-il qu'elle les maintienne.

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