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hautain, fier de sa haute taille, de ses mollets postiches et de sa perruque bouclée, le suisse dédaigne les gens de l'office avec qui, du reste, il n'a que de lointains rapports. Sa mission consiste surtout à aller, le soir, attendre ses maîtres à la porte du théâtre il fait avancer le carrosse et donne les ordres aux valets. Ce n'est là qu'une sinécure; car, au XVIIe siècle, la noblesse fréquente peu le spectacle.

A l'exception de l'Opéra, où il est de bon ton d'avoir une loge à l'année (1), et des Italiens où l'attirent les pantomimes et les ballets, la femme ne va guèrè au théâtre. Toutes les comédies nouvelles sont jouées à la Cour, et elle n'éprouve pas le besoin d'aller froisser ses riches dentelles au contact des gens de peu, dans une loge étroite et malpropre. Les salles de théâtre, en effet, ne sont que des granges; l'atmosphère y est lourde et empestée par la désagréable odeur des chandelles de suif; les siéges y sont durs et incommodes; le parterre est composé de petits bour

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(1) Turcaret, IV, 5. Quatre heures sonnent, entrons à l'Opéra ; il nous faut au moins une heure pour traverser la foule qui en assiège la porte. Vous parlez mal, me dit mon Siamois, on ne doit point dire la porte de l'Opéra, et l'on n'y doit entrer que par un portique superbe. En voici l'entrée, lui répondis-je, en lui montrant du doigt un guichet fort sombre. Et où donc ? s'écria-t-il. Je ne vois là qu'un petit trou dans un mur, par où on distribue quelque chose. Avançons; que veut dire ceci ? Quelle folie! donner un louis d'or pour un morceau de carton! Mais je ne m'étonne plus qu'on l'achète si cher; j'aperçois sur ce carton des caractères qui ont apparemment quelques vertus magiques. Vous ne vous trompez pas tout à fait, lui dis-je ; c'est un passe-port pour entrer dans le pays des enchantements entrons-y vite et plaçons-nous sur le théâtre. Sur le théâtre, répartit mon Siamois. Vous vous moquez, ce n'est pas nous qui devons nous donner en spectacle, nous venons pour le voir. N'importe, lui dis-je, allons nous y établir; on n'y voit rien; on y entend mal; mais c'est la place la plus chère et, par conséquent, la plus honorable. » — Dufresny..., Amusements sérieux et comiques, 5e amusement.

geois qui égaient les représentations de leurs lazzis quelquefois un peu salés. Bref, quand on est habitué à toutes les douceurs de la vie, on est peu tenté d'aller s'enfermer, de quatre à sept heures du soir, à l'Hôtel de Bourgogne (1) ou même à la Maison de Molière.

Quelquefois pourtant, les gentilshommes vont applaudir ou siffler les pièces nouvelles. Ils se placent sur la scène ou même derrière les portants et, pendant les cinq actes, prennent plaisir à troubler les interprètes par leurs exclamations bruyantes ou leurs entretiens indiscrets : « Je soutiens, moi, dit un chevalier, dans une comédie de Dufresny, qu'une pièce ne vaut rien quand il faut de l'attention pour la trouver bonne; je veux pouvoir causer, badiner, prendre du tabac à droite et à gauche, sortir au milieu d'une scène, rentrer à la fin d'une autre, et toutes les fois que je rentre, je prétends trouver quelque pointe d'esprit qui me réjouisse (2).

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Le spectacle terminé, on va souper, puis l'on se rend, vers minuit, au Cours-la-Reine. Les rues sont mal pavées; les décombres envahissent les trottoirs, les quinquets sont éteints; mais peu importe. Au risque d'être attaquées par les voleurs qui, au dire de Boileau, passé minuit, s'emparent de la ville (3), ou de voir leurs noms figurer dans

Les histoires de morts, lamentables, tragiques,

Dont Paris tous les ans peut grossir ses chroniques (*),

(1) « Je ne saurais vous dire rien

Ni du théâtre Italien,

Ni de celui de la Molière,

Ils sont, selon moi, but à but ;

Et pour gens à grand caractère

Hors de l'Hôtel point de salut. >>

Mme Deshoulières, Lettre en chansons, 1677.

(2) Le double veuvage..., Prologue.

(3) Boileau, Sat. vi.

(4) Boileau, Sat. x.

nos grandes dames, suivies d'un nombreux équipage, se rendent à la promenade. Elles portent un masque de velours noir et, le plus souvent, marchent à pied, escortées de lanternes et de falots. Arrivées au Cours, elles s'arrêtent, elles se rencontrent, elles s'embrassent, se racontent par le menu les futiles incidents de la journée. Puis, quand les premières confidences sont achevées, quand on a finement critiqué la robe ballante de Mme la Présidente ou la fontange de Mme la Baillive, au milieu du bourdonnement des insectes, au milieu des nouvellistes qui crient leurs journaux (1), les violons commencent à grincer. Une estrade est dressée pour la danse, et l'on exécute, sous la pâle clarté des étoiles... et des lanternes, un menuet ou une pavane (2). Au lever du jour, la troupe joyeuse se remet en marche : chacun regagne son appartement ou son hôtel; épuisée de fatigue, tombant de sommeil, notre coquette va retrouver son lit où, jusqu'à onze heures ou midi, elle prendra des forces pour se livrer demain ou plutôt aujourd'hui - aux mêmes distractions, aux mêmes plaisirs.

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Telle est, entrevue par ses petits côtés, la vie mondaine au XVIIe siècle. Ces mœurs, ces usages, ces habitudes vous paraîtront sans doute étranges; cependant, ne vous

(1) Dufresny, Amusements sérieux et comiques, 6e amusement.

(2) « On n'est point à la mode, dit le Mercure Galant du mois d'août 1714, si l'on n'a à présent un soufflet ou une carriole découverte pour aller se promener la nuit au Cours; si l'on n'en profite pas jusqu'au jour du clair de lune, lorsqu'il y en a, ou si l'on ne fait pas provision de flambeaux lorsqu'il n'y en a pas. On m'a asuré que la mode viendrait bientôt de se passer de la lune et des flambeaux. Dès qu'on est arrivé au rond-point, qui est au milieu des allées du Cours, les dames, les demoiselles et les messieurs mettent pied à terre; on y danse aux chansons ou au son des instruments qui s'y rendent; on y joue à Colin-Maillard ou à d'autres jeux. Rien n'est plus galant que cette promenade. »

récriez pas. Songez plutôt à ce que, dans deux siècles, nos petits enfants pourront dire de nous. N'auront-ils pas lieu d'être surpris, eux aussi, quand ils connaîtront, par un roman de Bourget ou par un dessin de Gerbault, nost toilettes et nos modes; quand ils nous verront esclaves d'un tailleur ou d'une couturière, soumis à un code de savoir vivre étroit et mesquin, assujettis à toutes les contraintes, bref, aussi enserrés dans les mailles de l'étiquette et du préjugé que pouvaient l'être, il y a deux cents ans, les gentilshommes ou les dames de la Cour?

Et puis, sous ces flots de rubans, sous ces somptueuses dentelles battaient des cœurs héroïques, des âmes nobles et fortement trempées. Louis XIV eut ses défauts: il fut homme, mais il fut aussi un conquérant et un roi. C'est lui qui, perpétuant la politique des Henri IV et des Richelieu, fit de la France la première des nations. Grâce à lui, grâce aux capitaines qu'il sut former, nos armées, pendant plus d'un siècle, portèrent la victoire aux quatre coins de l'Europe. Tout pliait devant elles la Flandre, la Franche-Comté, Strasbourg furent les étapes de leur marche triomphale. Dans un autre ordre d'idées, n'est-ce pas à Louis XIV que nous devons le radieux réveil des lettres, des sciences et des arts? Toute la littérature classique procède de lui, et, si le XVIIe siècle n'a eu ni un Châteaubriand ni un Victor Hugo, n'a-t-il pas le droit de s'enorgueillir d'un Pascal, d'un Descartes, d'un Corneille, d'un Molière et d'un Bossuet? Ge sont là des gloires assez pures pour que nous puissions, avec Voltaire, saluer respectueusement, « le siècle qui approche le plus de la perfection, » le siècle de Louis XIV.

RAPPORT

SUR LES

TRAVAUX DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE

DE NANTES ET DE LA LOIRE-INFÉRIEURE

PENDANT L'ANNÉE 1894

PAR LE D' EUGÈNE LANDOIS

MESSIEURS,

Lorsque j'acceptais, il y a un an, fier et reconnaissant de vos suffrages, le poste d'honneur où m'appelait votre indulgence, je ne prévoyais guère l'écueil qui m'attend aujourd'hui dans la perplexité où me plongent à la fois le désir d'être complet en analysant vos travaux et la volonté bien affermie de ne point abuser de votre bienveillance.

Je veux compter sur son appui : l'abondance des matières, l'auditoire d'élite auquel je m'adresse, le souvenir de mes prédécesseurs sont moins faits pour m'encourager que pour accroître une légitime appréhension.

Votre mémoire est trop fidèle pour avoir oublié notre dernière séance du 4 décembre 1893. Une brillante Conférence de votre président, M. le Dr Gourraud, sur une question pleine d'actualité Le Magnétisme, séduisait vos esprits

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