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la résignation la dominât, sa vie serait désormais pleine du deuil de son amour trompé.

Mais il fallait agir et étouffer le secret dans le cœur de Mile de Gérol; dût-elle en mourir, il fallait à tout prix la prévenir, pour que d'un geste de mépris elle fasse cesser cette comédie indigne, avant qu'elle fût devenue la fable du monde. Le mystère de nos douleurs en est le seul allégement. Puis au moment d'aller vers elle, mon courage défaillait. Quel mot devais-je lui dire? Malgré son énergie, aurait-elle assez de puissance sur elle-même pour ne pas laisser paraître sa peine? Et quand elle aurait cette force incomparable, pourrait-elle empêcher la pâleur de son visage et le cercle noir de ses yeux?

Je la regardai avec une pitié attendrie et je pensai à la nuit, à l'horrible nuit qu'elle allait passer. Alors ma résolution fut prise et je lui laissai miséricordieusement quelques heures encore pour être heureuse.

Il devait le lendemain y avoir une grande chasse dans la forêt voisine du château; je me promis d'y assister et là de tout lui dire, dans la solitude obscure du bois, sous les voûtes de feuilles prêtes à étouffer son cri de détresse et à garder.

son secret.

Le bal se prolongea avant dans la nuit, malgré la perspective des plaisirs du lendemain, et, jusqu'à la fin, je restai, tournant misérablement dans le même cercle d'idées et me beurtant aux mêmes craintes.

Enfin le défilé final se produisit au milieu de sons plus violemment plaqués et plus discordants, et Thérèse, qui fermait la marche au bras de M. d'Arban, étonnée de me voir encore là à cette heure, et remarquant sans doute l'altération de mes traits, se pencha vers moi et, heureuse, me dit à l'oreille :

Méchant ami, prenez donc part à mon bonheur !

Les larmes me vinrent presque aux yeux et je lui répondis avec une gravité triste :

- Le bonheur n'existe pas, mon enfant, et nos espoirs les plus doux sont souvent déçus.

Puis je sortis sans m'arrêter davantage. J'avais hate de remettre un peu d'ordre dans mes idées et de chercher froidement les moyens de faire accepter sa souffrance à Mile de Cérol.

Et d'abord je me demandai qui je devais maudire dans cette fatale aventure: la fausseté de M. d'Arban ou l'ironie du hasard? Qui me disait, en somme, qu'il y avait eu là un plan coupable? M. d'Arban n'avait point révélé sa réelle situation, mais qui avait songé à la lui demander? et pouvait-on lui reprocher d'en avoir fait un mystère, quand nous étions les seuls peut-être à ne pas la connaître ? Sans doute il avait cédé à la douceur de se sentir aimé, mais sa contrainte même, le soin qu'il avait pris de s'interdire tout aveu, faisaient écarter aussitôt l'idée d'une séduction coupable. Je me flattai que cette explication vraisemblable calmerait la colère de Mule de Cérol et atténuerait sa déception cruelle ; cette pensée me rendait un peu de calme; par instant, au contraire, la situation revenait à moi sous cette forme inévitable, que Thérèse avait été trompée dans ses sentiments les plus intimes; et, sans pouvoir en calculer les conséquences, je comprenais que notre vie à tous allait être bouleversée par cet événement imprévu.

Oh! la ridicule chose que l'esprit de l'homme tâtonnant et incertain, et consolé un moment par ce qui bientôt va lui paraître puéril.

Les dernières heures du matin s'écoulèrent vite au milieu de ces réflexions, et je me retrouvai à Estivaille au moment du départ de la chasse. Le château était extrêmement animé; les nombreux invités paraissaient alertes et se félicitaient de

la merveilleuse journée qui s'annonçait. Le ciel, en effet, était sans nuages et l'atmosphère déjà tiède; il y avait dans l'air comme une joie bruyante qui rendait plus éclatants les clairs appels des oiseaux. La rivière coulait bleue et sans ride; la campagne était couverte de bourgeons prêts à s'ouvrir au soleil. Rarement la nature s'associe à nos angoisses cachées, et cette insensibilité même de ce qui nous entoure rend nos peines plus amères et nous donne l'impression douloureuse de l'abandon complet.

Thérèse ne tarda pas à venir vers moi, reposée déjà, et prête à l'ardeur de la chasse; très différente de ce qu'elle était la veille, elle portait avec crânerie son fusil en bandoulière et sa toque noire cavalièrement inclinée sur l'oreille.

M. d'Arban vint la saluer, me tendit la main et rejoignit un groupe de cavaliers, pendant que Thérèse expliquait à une amie, qui suivait comme elle la partie, le mécanisme de son arme dont elle était fière et dont elle vantait la précision.

Le signal du départ fut donné, et chacun suivit à sa fantaisie la route qui conduisait à la forêt. J'en profitai pour marcher auprès de Mue de Cérol. Nous fimes quelques pas en silence, puis voyant que je ne l'interrogeais pas, et remarquant sans doute ma tristesse, elle me dit avec une insouciance moqueuse :

Quelle sombre figure vous faites; voyons, sage docteur, vos malades s'obstinent-ils à mourir malgré vos ordonnances, ou trouvez-vous, au contraire, qu'ils guérissent trop vite ?

- Ce n'est pas à mes malades que je pense en ce moment, répondis-je.

Qui donc peut vous préoccuper à ce point et par cette belle journée ?

Vous !

Thérèse me regarda, pâlit légèrement, el, avec un peu de tremblement dans la voix, elle reprit :

Je sais que M. d'Arban ne vous plaît pas, mais je l'ai aimé sans le vouloir, sans le savoir; il est trop tard pour discuter tout cela, et s'il m'aime, lui, comme je le crois, comme j'en suis sûre, je l'épouserai.

Je ne fus plus maître de moi et je m'écriai :

Et s'il vous avait trompée, s'il n'était pas ce que vous croyez, s'il était indigne de vous, enfin ?

Je fus si effrayé de l'effet que produisirent ces derniers mots que j'aurais souhaité ne pas les avoir prononcés. Le regard de Mule de Cérol, presque égaré, s'arrêta sur moi quelques secondes, pendant qu'elle répétait machinalement : Indigne de moi !

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Je continuai alors plus doucement :

Ou plutôt, si vous vous étiez trompée vous-même sur les sentiments que vous lui inspirez, s'il ne pouvait pas vous aimer comme vous devez l'être?

Cette fois, la réponse ne se fit pas attendre :

Que voulez-vous dire et que savez-vous ?
M. d'Arban est marié, répondis-je très bas.
Marié !

- Oui, personne ici ne l'ignore.

Je n'eus pas le temps de goûter le soulagement que l'on éprouve quand, après mille appréhensions, on a enfin accompli une mission pénible.

Le visage de Thérèse, d'une blancheur de neige, avait l'expression d'un ressentiment implacable et d'une haine bautaine; ses lèvres blêmes tremblaient à peine et ses traits avaient la rigidité du marbre. Cette figure pourtant ne m'était point inconnue, je l'avais déjà vue quelque part, il y avait très longtemps, dans son effrayante énergie, et le portrait de l'aïeul drapé dans son manteau de cour, devant lequel je

m'étais arrêté la première nuit que j'avais passée au château, se dressa devant moi. La figure de Me de Cérol et celle de l'ancètre se confondaient dans une ressemblance absolue, comme s'ils avaient éprouvé les mêmes fiertés et les mêmes colères. Il avait dû, le haut seigneur, faire précipiter dans les oubliettes celui qui l'avait outragé pour ensevelir l'homme et l'outrage dans la même nuit profonde.

Je saisis la main de Mule de Cérol, je voulus lui parler, mais elle se dégagea froidement, sans brusquerie, et disparut sous les arbres de la forêt.

Je pensai qu'elle voulait me dissimuler ses larmes, et j'allai le cœur serré prendre mon poste sur la lisière d'un sentier obscur.

Il y avait déjà longtemps que les chasseurs étaient placés, et les aboiements de la meute indiquaient qu'un cerf était sur pied ; j'armai mon fusil et j'attendis en prêtant l'oreille. Bientôt le bruit se rapprocha; il était évident que l'animal poursuivi se dirigeait sur la ligne des chasseurs. J'étais prêt à tirer, quand plusieurs coups de fusil partirent, secs et stridents, à quelque distance de moi; au même moment le cerf, serré de près, débouchait sur la clairière à ma droite et s'enfonçait sous bois.

Presque aussitôt des cris d'effroi retentirent, et je me précipitai vers l'endroit d'où partaient ces cris. Eu travers d'un sentier je vis étendu sur la mousse, la tête soutenue seulement par un garde, M. d'Arban, inondé de sang et les yeux fermés.

Autour de lui ses amis s'empressaient déjà dans une indéfinissable émotion. Je m'agenouillai pour lui prodiguer les premiers soins, mais son cœur avait cessé de battre. Le coup l'avait atteint en pleine poitrine.

On plaça le mort sur une civière faite à la bâte avec des branches vertes coupées dans la forêt, et le convoi lugubre,

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