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LINCEULS

16 novembre, 5 heures du soir,

Cimetière de Miséricorde.

Le mélancolique sourire d'un pâle soleil automnal, quelques heures, a tiédi les tombes, fait éclore les suprêmes roses thé, vivifié pour une dernière fois les floraisons que des mains aimées ont apportées aux aimés qui ne sont plus. Maintenant, la nuit s'avance, silencieuse, prête à étendre sur les lourds linceuls de pierre son noir linceul d'ombre.

Oh! l'heure exquise pour errer parmi les morts! l'heure meilleure pour les larmes discrètes! l'heure où l'on sent mieux planer autour de soi le vol très lent des âmes, des plaintives ou des heureuses!

Quinze jours ont vécu depuis la Fête funèbre Et celleslà, combien sont-elles ?

J'ai vu des sépulcres très riches. La poussière que les orages de l'été ont soulevée dans la longue et large allée, revêt les chandeliers d'or et d'argent, emplit les regards miséricordieux du grand Christ, atteste que sur le prie-Dieu, depuis bien des mois, des genoux ne se sont plus posés, que d'aucune lèvre, dans la muette chapelle, un De Profundis ne s'est plus envolé.

J'ai vu de simples pierres tombales. L'Oubli a laissé libres les mains profanatrices du Temps. Et le Temps s'est hâté dans son œuvre. Ils sont effacés les noms qui furent très chers, les serments qui parlaient d'éternité; il est effrité le solide granit où devaient se briser les siècles; elles ont roulé à terre, défaites, les perles des couronnes dont les rafales secoueront lugubrement les cadavres de fer rouillé ou de chanvre jauni.

J'ai vu, sur des espaces rectangulaires, les herbes hautes sous la voûte des ronces, mal retenues par une barrière de bois brisée, retombée sur elles, ou par une barrière de fer, rouge d'oxyde, rongée, et dont les quatre coins gardent toujours, emblèmes tristement éloquents, des urnes demi-voilées. Et ceux-là, qui sont étendus sous les ronces dédaigneuses ou sous la pierre pesante, les plus douloureusement oubliés, souvent furent insultés par l'aumône De la tombe voisine, les bouquets défraîchis, les fleurs éteintes, leur ont été jetés ! Elles sont là, les misérables fleurs, ayant exhalé leur entier parfum, déliées, tombées au hasard, très mortes sur les très morts!

Quinze jours ont vécu depuis la Fête funèbre.

Et ici, le vent a fait verser la gerbe de chrysanthèmes, couché le vase, épandu l'eau où elles trempaient leur dernière sève. Elles gisent, blessées par le sable, maculées par la boue. Quand ces épuisées seront-elles relevées de leur

pieuse garde!

Là, du haut de ce mausolée superbe les couronnes mal attachées ont glissé. Elles ont fui, jonchant les étroits sentiers d'alentour, l'abandonnant dans sa nudité glacée. Quelle main lui rendra la parure des souvenirs? En quel état lui sera-t-elle rendue!

Quinze jours! Et déjà, je vais comptant les tombeaux sur lesquels ceux qui restent se souviennent de ceux qui sont

partis, où sous les larmes d'hier, nées du cœur, resplendissent les granits et se prolonge la vie des floraisons renouvelées.

Quinze jours! Et déjà le travail de l'Oubli commence, étiolant, fanant, donnant de vagues airs de pleureuses à toutes ces choses laissées à ceux que les vivants, une heure, se sont rappelé.

on le devine

Quinze jours! Et bientôt, ce qui, avec les allées plus propres, avec la toilette donnée à la cité endormie où sont clos tant de regards qui furent pleins d'aveux, tant de lèvres qui furent pleines de baisers, ce qui demeurera le plus longtemps, c'est la trace des soins mercenaires !

Mais la nuit est là. Silencieusement, l'accrochant là-bas au sommet des peupliers, puis ici et là aux vaines colonnes, aux croix consolatrices, aux cyprès veilleurs, elle développe sur les lourds linceuls de pierre son noir linceul d'ombre.

Dix heures du soir.

Dans le firmament vaste qui pâlit disparaissent, s'éteignant, tous les lointains feux d'or. Au-dessus des cyprès et des peupliers la lune monte. Le linceul de la nuit se déchire tout à coup. Une clarté s'épand: Et l'air est candidement blanc, le ciel très chaste comme préparé pour de très chastes enlacements. C'est partout le ruissellement d'une nappe de lumière aux reflets d'acier, où flottent, toutes droites, mille croix symboliques. Puis, voici que des tombes mystérieusement ouvertes surgissent, très lentes, des nuées légères et laiteuses, insaisissables fantômes, âmes que vêt le mystère, qui passent et repassent ainsi glisserait un vol muet d'ailes impalpables.

Les morts ont leurs heures de veille.

Quelques-unes, parmi les nuées, s'animent. Il y a comme des prunelles qui se reconnaissent, chargées des mêmes regards adorés jadis; comme des lèvres où se recommence la musique enivrée des baisers purifiés; comme des bras qui se rouvrent et se referment avec la chaleur revenue des anciennes tendresses meilleures; comme des couples unis, bercés, éperdus, frémissants sous d'infinis bonheurs sûrs de vivre à jamais.

Oh! que de joies entrevues parmi ces retrouvés dont, pendant les séparations longues, les cœurs n'ont pas failli, dont les promesses restées fidèles ont vaincu les tombeaux ! Mais, regardez toujours.

D'autres nuées, moins légères, comme alourdies par des suaires invincibles, se courbent, s'agenouillent, éparses, nombreuses. Là aussi, des prunelles, mais dilatées par la vision des granits nus, des marbres qu'aucune larme des yeux chers n'a plus tiédis, des fleurs fanées et fanées quand déjà les regrets étaient éteints; là aussi des lèvres, mais navrées et d'où monte la miséricordieuse parole du pardon; là aussi, des bras, mais retombés sous les douleurs plus pesantes que l'obscurité sépulcrale.

Qui sont-elles, ces infortunées ?

Liliales fiancées, ravies au rêve le plus doux, arrachées en pleine floraison de leur vingt ans, elles avaient quitté nos mondes humains, désespérées du désespoir de l'aimé, et elles attendaient, lui gardant, en un Paradis triomphal, les félicités qu'elles n'avaient pu prodiguer !

Mères aimantes, elles étaient parties dès les premières ivresses, et leur bouche s'était close sur la bouche des jeunes époux, et leurs yeux s'étaient fermés après le suprême regard sur le berceau de la veille!

Où sont les époux qui les ont possédées ? Où sont les fils

bien aimés? Où sont les fiancés par qui peut-être les fiancées sont mortes ?

Fiancés, fils, époux, nul ne s'est souvenu!

Et soudain tout s'évanouit. Des tombes qui mystérieusement se referment, sort, prolongée, la plainte angoissante de longs sanglots.

Et le passant qui longe le mur du cimetière, un instant s'arrête, étonné des voix étranges que prend le vent, cette nuit, en traversant les hauts peupliers, les croix consolatrices et les cyprès veilleurs !

EMILE OGER.

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