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laissait subjuguer par les idées dominantes de son siècle dans tout ce que l'on mettait alors au rang des croyances religieuses.

Si nous n'avons pas assez de données pour juger La Bruyère comme homme et comme citoyen, ses ouvrages nous en fournissent du moins assez pour le juger comme écrivain. Nous allons donc passer à l'examen de ses divers écrits.

I. CARACTÈRES.

On entrevoit l'origine de ce chef-d'œuvre dans le discours de La Bruyère sur Théophraste. Ayant pris goût aux caractères du moraliste grec, La Bruyère entreprit de les traduire en français; pendant ce travail il conçut le projet d'y joindre des caractères modernes. Les réflexions ou proverbes de Théophraste, dont parle Diogène Laerce, firent naître chez lui l'idée d'imiter encore en cela le peintre de mœurs grec, et d'entremêler à ses caractères des réflexions et des maximes. C'est ainsi que fut conçue et exécutée la première édition de son ouvrage, où ses propres caractères ne sont en effet qu'une addition aux caractères de Théophraste. Malgré la modestie de l'auteur, le public discerna bientôt la supériorité de la partie originale; ce fut à celle-ci que son goût s'attacha, et la traduction des caractères grecs a fini par n'être plus, en quelque sorte, qu'une ombre au tableau tracé par le pinceau original et vigoureux du moraliste français. Il est vrai que La Bruyère, encouragé par le succès de son premier essai, étendit considérablement son travail, et le porta à ce point de perfection où nous le voyons aujourd'hui. Le titre ne répond plus exactement à l'ouvrage; car les caractères ne tiennent pas une bien grande place dans ce recueil si riche en pensées profondes, fines et ingénieuses, sur divers sujets, particulièrement sur la morale, la religion, et la littérature. Ces pensées diverses n'ont d'autre liaison entre elles que ceile de l'analogie des matières, La Bruyère les ayant réunies en chapitres, dont chacun est censé traiter un objet particulier, quoique souvent les pensées d'un chapitre puissent être sans inconvénient transportées dans un autre. Boileau a félicité La Bruyère d'avoir éludé la difficulté des transitions; il est en effet très-difficile de lier une suite de pensées et d'en faire un discours suivi; on peut même dire que fondues habilement en un corps d'ouvrage, les pensées et réflexions de La Bruyère auraient acquis un nouveau prix; mais l'auteur, soit qu'il ait senti les difficultés de ce plan, soit qu'il n'y ait pas songé en commençant cet ouvrage, a laissé subsister ses pensées détachées l'une de l'autre, toutefois après avoir pris le plus grand soin de varier les tons et les formes, pour suppléer par cette variété au défaut de la liaison. Le mérite du recueil des Caractères est aujourd'hui si généralement reconnu, pour louer l'auteur, nous ne pourrions que répéter le jugement que tous les littérateurs en portent. Cependant aucun d'eux, sans en excepter La Harpe qui dans son jugement, sur La Bruyère ne montre pas son talent ordinaire comme critique, ne nous a paru avoir si bien analysé les beautés des Caractères, que M. Suard dans sa notice sur La Bruyère. Nous en transcrirons ici les principaux passages :

que

« L'écueil des ouvrages de ce genre, dit M. Suard en parlant des

Caractères, est la monotonie. La Bruyère a senti vivement ce danger; on peut en juger par les efforts qu'il a faits pour y échapper. Des portraits, des observations de mœurs, des maximes générales, qui se succèdent sans liaison, voilà les matériaux de son livre. Il sera curieux d'observer toutes les ressources qu'il a trouvées dans son génie pour varier à l'infini, dans un cercle si borné, ses tours, ses couleurs et ses mouvemens. Cet examen, intéressant pour tout homme de goût, ne sera peut-être pas sans utilité pour les jeunes gens qui cultivent les lettres et se destinent au grand art de l'éloquence.

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« Il serait difficile de définir avec précision le caractère distinctif de son esprit ; il semble réunir tous les genres d'esprit. Tour à tour noble et familier, éloquent et railleur, fin et profond, amer et gai, il change avec une extrême mobilité de ton, de personnage et même de senti-ment, en parlant cependant des mêmes objets. Et ne croyez pas que ces mouvemens si divers soient l'explosion naturelle d'une âme trèssensible, qui se livrant à l'impression qu'elle reçoit des objets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice, s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme pour les mœurs et la vertu. La Bruyère montre partout les sentimens d'un honnête homme; mais il n'est ni apôtre ni misanthrope. Il se passionne, il est vrai, mais c'est comme le poëte dramatique qui a des caractères opposés à mettre en action... Ne cherchons donc dans le style de La Bruyère ni l'expression de son caractère, ni l'épanchement involontaire de son âme ; mais observons les formes diverses qu'il prend tour à tour pour nous intéresser ou nous plaire.......... Quel écrivain a mieux connu l'art de fixer l'attention par la vivacité ou la singularité des tours, et de la réveiller sans cesse par une inépuisable variété ? Tantôt il se passionne et s'écrie avec une sorte d'enthousiasme : « Je voudrais qu'il me fût permis de crier de toute ma force à ces hommes saints qui ont été autrefois blessés des femmes : ne les dirigez point; laissez à d'autres le soin de leur salut! » Tantôt par un autre mouvement aussi extraordinaire, il entre brusquement en scène : « Fuyez, retirez-vous, vous n'êtes pas assez loin. Je suis, dites-vous, sous l'autre tropique. Passez sous le pôle et dans l'autre hémisphère. - M'y voilà. - Fort bien, vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide, insatiable, inexorable, etc. » C'est dommage peutêtre que la morale qui en résulte, n'ait pas une importance proportionnée au mouvement qui la prépare. Tantôt c'est avec une raillerie amère ou plaisante qu'il apostrophe l'homme vicieux ou ridicule. « Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses qu'on t'en estime davantage; on écarte tout cet attirail qui t'est étranger pour pénétrer jusqu'à toi qui n'es qu'un fat. - Vous aimez dans un combat, ou pendant un siége, à paraître en cent endroits, pour n'être nulle part; à prévenir les ordres du général, de peur de les suivre ; et à chercher les occasions, plutôt que de les attendre et les recevoir; votre valeur serait-elle douteuse ? » Quelquefois une réflexion qui n'est que sensée, est rélevée par une image ou un rapport éloigné qui frappe 'esprit d'une manière inattendue. « Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de plus rare, ce sont les diamans et les perles.

Si La Bruyère avait dit simplement que rien n'est plus rare que l'esprit de discernement, on n'aurait pas trouvé cette réflexion digne d'être écrite. C'est par des tournures semblables qu'il sait attacher l'esprit sur des observations qui deviennent piquantes par un certain air de naïveté sous lequel il sait déguiser la satire. « Il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve dans une grande faveur, perde son procès. C'est une grande simplicité que d'apporter à la cour la moindre roture, et de n'y être pas gentilhomme. » Il emploie la même finesse de tour dans le portrait d'un fat, lorsqu'il dit : «< Iphis met du rouge, mais rarement; il n'en fait pas habitude. » Il serait difficile de n'être pas frappé du tour aussi fin qu'énergique qu'il donne à la pensée suivante, malheureusement aussi vraie que profonde. « Un grand dit de Timagène votre ami qu'il est un sot, et il se trompe. Je ne demande pas que vous répliquiez qu'il est homme d'esprit ; osez seulement penser qu'il n'est pas un sot. »

« C'est dans les portraits surtout que La Bruyère a eu besoin de toutes les ressources de son talent. Théophraste, que La Bruyère a traduit, n'emploie pour peindre ses caractères que la forme d'énumération ou de description. En admirant beaucoup l'écrivain grec, La Bruyère n'a eu garde de l'imiter, ou si quelquefois il procède comme lui par énumération, il sait ranimer cette forme languissante par un art dont on ne trouve ailleurs aucun exemple. Relisez les portraits du riche et du pauvre : « Giton a le teint frais, le visage plein, la démarche ferme, etc. Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, etc. » Et voyez comment ces mots, il est riche, il est pauvre, rejetés à la fin des deux portraits, frappent comme deux coups de lumière qui, en se réfléchissant sur les traits qui précèdent, y répandent un nouveau jour et leur donnent un effet extraordinaire. Quelle énergie dans le choix des traits dont il peint ce vieillard presque mourant qui a la manie de planter, de bâtir, de faire des projets pour un avenir qu'il ne verra point!... Ailleurs il nous donne le portrait d'une femme aimable, comme un fragment imparfait trouvé par hasard; et ce portrait est charmant... Comment donnera-t-il plus de saillie au ridicule d'une femme du monde qui ne s'aperçoit pas qu'elle vieillit, et qui s'étonne d'éprouver la faiblesse et les incommodités qu'amènent l'âge et une vie trop molle? il en fait un apologue. C'est Irène qui va au temple d'Epidaure consulter Esculape.... La Bruyère emploie souvent cette forme d'apologue, et presque toujours avec autant d'esprit que de goût. Il y a peu de chose dans notre langue d'aussi parfait que l'histoire d'Emire. C'est un petit roman plein de finesse, de grâce et même d'intérêt. » ‹

« Ce n'est pas seulement par la nouveauté et par la variété des mouvemens et des tours que le talent de La Bruyère se fait remarquer : c'est encore par un choix d'expressions vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ces heureuses alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains, dans une langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de créer ou de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger. « Tout excellent écrivain est excellent peintre, » dit La Bruyère lui-même, et il le prouve dans tout le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son pinceau, tout y parle

:

à l'imagination : « La véritable grandeur se laisse toucher et manier.... elle se courbe avec bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort à son naturel. »> « Il n'y a rien, dit-il ailleurs, qui mette plus subitement un homme à la mode, et qui le soulève davantage que le grand jeu. » Veut-il peindre ces hommes qui n'osent avoir un avis sur un ouvrage, avant de savoir le jugement du public : « Ils ne hasardent point leurs suffrages. Ils veulent être portés par la foule, et entraînés par la multitude. » La Bruyère veut-il peindre la manie du fleuriste; il vous le montre planté et ayant pris racine devant ses tulipes. Il en fait un arbre de son jardin. Cette figure hardie est piquante, surtout par l'analogie des objets. « Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir su éviter une sottise. » C'est une figure bien heureuse que celle qui transforme ainsi en sensation le sentiment qu'on veut exprimer...» « Il est d'autres figures de style, d'un effet moins frappant, parce que les rapports qu'elles expriment demandent, pour être saisis, plus de finesse et d'attention dans l'esprit je n'en citerai qu'un exemple : « Il y a dans quelques femmes un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu'elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie. » Ce mérite paisible offre à l'esprit une combinaison d'idées trèsfines, qui doit, ce me semble, plaire d'autant plus qu'on aura le goût plus délicat et plus exercé. Mais les grands effets de l'art d'écrire, comme de tous les arts, tiennent surtout aux contrastes. Ce sont les rapprochemens ou les oppositions de sentimens et d'idées, de formes et de couleurs, qui faisant ressortir tous les objets les uns par les autres, répandent dans une composition la variété, le mouvement et la vie. Aucun écrivain peut-être n'a mieux connu ce secret, et n'en a fait un plus heureux usage que La Bruyère. Il a un grand nombre de pensées qui n'ont d'effet que par le contraste. « Il s'est trouvé des filles qui avaient de la vertu, de la santé, de la ferveur, et une bonne vocation; mais qui n'étaient pas assez riches pour faire dans une riche abbaye vœu de pauvreté. » Ce dernier trait, rejeté si heureusement à la fin de la période pour donner plus de saillie au contraste, n'échappera pas à ceux qui aiment à observer dans les productions des arts les procédés de l'artiste. Mettez à la place, « qui n'étaient pas assez riches pour faire vœu de pauvreté dans une riche abbaye, » et voyez combien cette légère transposition, quoique peut-être plus favorable à l'harmonie, affaiblirait l'effet de la phrase.... »

« Si je voulais, par un seul passage, donner à la fois une idée du grand talent de La Bruyère et un exemple frappant de la puissance des contrastes dans le style, je citerais ce bel apologue ( de Zénobie) qui contient la plus éloquente satire du faste insolent et scandaleux des parvenus.... Si l'on examine avec attention tous les détails de ce beau tableau, on verra que tout y est préparé, disposé, gradué avec un art infini pour produire un grand effet. Quelle noblesse dans le début! quelle importance on donne au projet de ce palais! que de circonstances adroitement accumulées pour en relever la magnificence et la beauté! et quand l'imagination a été bien pénétrée de la grandeur de l'objet, l'auteur amène un pâtre, enrichi du péage de nos ri

vières, qui achète à deniers comptans cette royale maison, pour l'embellir et la rendre plus digne de lui. »

« Il est bien extraordinaire qu'un homme qui a enrichi notre langue de tant de formes nouvelles et qui avait fait de l'art d'écrire une étude si approfondie, ait laissé dans son style des négligences, et même des fautes qu'on reprocherait à de médiocres écrivains. Sa phrase est souvent embarrassée; il a des constructions vicieuses, des expressions incorrectes, ou qui ont vieilli. On voit qu'il avait encore plus d'imagination que de goût, et qu'il recherchait plus la finesse et l'énergie des tours, que l'harmonie de la phrase. Je ne rapporterai aucun exemple de ces défauts, que tout le monde peut relever aisément ; mais il peut être utile de remarquer les fautes d'un autre genre, qui sont plutôt de recherche que de négligence, et sur lesquelles la réputation de l'auteur pourrait en imposer aux personnes qui n'ont pas un goût assez sûr et assez exercé. N'est-ce pas exprimer, par exemple, une idée peut-être fausse par une image bien forcée et même obscure, que de dire : « Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père ? » La comparaison suivante ne paraît pas d'un goût bien délicat : Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson, entre tête et queue. » On trouvérait aussi quelques traits d'un style précieux et maniéré. Marivaux aurait pu revendiquer cette pensée : « Personne presque ne s'avise de lui-même du mérite d'un autre. » Mais ces taches sont rares dans La Bruyère. On sent que c'était l'effet du soin même qu'il prenait de varier ses tournures et ses images ; et elles sont effacées par les beautés sans nombre dont brille son ouvrage. »

A cet exposé fidèle et détaillé des talens du peintre, nous ajouterons quelques mots sur le genre même des tableaux qu'il nous a laissés. La Bruyère a moins peint les hommes en général, que ceux du grand monde, et moins la grande société, que la cour de Versailles. Depuis le siècle de La Bruyère, il s'est opéré de grands changemens dans les mœurs la vogue de la dévotion, les directeurs, les partisans, les castes privilégiées, le faste du haut clergé, l'influence excessive de la cour sur les mœurs de la bourgeoisie, et d'autres objets qui ont occupé l'esprit observateur de La Bruyère, et contre lesquels il a lancé les traits de la satire ou qui ont indigné le moraliste, ont disparu de la société, et laissent maintenant sans application les observations ingénieuses de l'auteur des Caractères; mais ce qu'il a vu dans le cœur humain, n'a point changé, et reste vrai dans tous les siècles, et c'est la meilleure partie de ses caractères; voilà pourquoi aussi le livre de La Bruyère est autant admiré de la postérité qu'il l'a été de ses contemporains; les traits même qui ne trouvent plus d'application, plaisent encore par la manière dont ils sont présentés.

On sait que les caractères de La Bruyère, lorsqu'ils parurent, furent regardés par des hommes superficiels ou malveillans comme des portraits satiriques du temps; la malignité fit circuler à la cour et dans la ville des clefs qui donnaient les noms des personnages qu'on pré

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