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tendait avoir servi de modèles au peintre. En vain La Bruyère protesta-t-il contre toute maligne interprétation, contre toute fausse application; la curiosité frivole de la population oisive d'une grande capitale, et même des villes de province, continua de rechercher les clefs qui promettaient de découvrir les prétendus secrets des caractères, et qui différaient pourtant beaucoup l'une de l'autre ; ce qui fait dire à l'auteur même : « Je suis presque disposé à croire qu'il faut que mes peintures expriment bien l'homme en général, puisqu'elles ressemblent à tant de chacun croit personnes, et que y voir ceux de sa ville ou de sa province. J'ai peint, à la vérité, d'après nature, mais je n'ai pas songé à peindre celui-ci ou celle-là........ J'ai pris un trait d'un côté, un trait de l'autre ; et de ces divers traits qui pouvaient convenir à une même personne, j'en ai fait des peintures vraisemblables. » Aussi pourrait-on souvent appliquer avec autant de raison aux personnes qui nous entourent les passages des caractères, dans lesquels la malignité voulait reconnaître tel ou tel personnage de ce temps. Cependant on ne saurait nier qu'il n'y ait dans le recueil de notre moraliste de fréquentes allusions aux hommes et aux femmes de son siècle; les notes qui accompagnent la plupart des éditions de son livre, nous les font connaître sous ce rapport elles sont utiles; aussi en avons-nous conservé la substance dans la présente édition.

Comme peintre des mœurs, La Bruyère a été quelquefois comparé à Molière, quoique deux auteurs qui se sont distingués dans des genres bien différens, ne soient guère susceptibles d'être mis en parallèle. Comme moraliste, l'auteur des Caractères est regardé par les uns comme inférieur, et par d'autres comme supérieur à Montaigne et à La Rochefoucauld. Ceux qui tout en admirant le talent de La Bruyère lui préfèrent ces deux écrivains, se fondent sur ce que Montaigne et La Rochefoucauld ont pénétré plus avant dans les replis du cœur humain, et ont su mieux séparer l'homme des formes sociales qui l'entourent et le cachent, et qui se modifient sans cesse. D'autres au contraire admirent La Bruyère le plus parmi ces trois moralistes, parce que le moi ne revient pas sans cesse dans ses écrits, comme dans ceux de Montaigne, et qu'il ne calomnie pas le cœur humain, en ramenant, comme La Rochefoucauld, toutes les actions, tous les sentimens à une seule source, l'intérêt personnel. On pourrait concilier ces deux opinions en admettant que La Bruyère a moins considéré l'homme de la nature que celui de la société ou plutôt que le Français du siècle de Louis XIV, mais que sa morale est présentée sous des formes plus variées et plus aimables que celle d'autres écrivains à qui on le compare, et dont il est du moins l'égal, s'il ne leur est pas supérieur. En détachant des Caractères la partie purement morale, ainsi que l'a fait M. Suard dans le Recueil intitulé: Maximes et Réflexions morales extraites de La Bruyère, on est étonné de la richesse et de la profondeur des observations de ce moraliste, et l'on demeure alors persuadé, que pour avoir peint d'abord les hommes qui l'entouraient, il n'a *pas négligé l'étude des hommes en général, et qu'une grande partie de ses pensées seront vraies dans tous les temps et chez toutes les nations. Nous avons dit plus haut que La Bruyère n'a pu s'affranchir entière

rement de l'influence des préjugés de son temps; heureusement les traces en sont légères dans son livre, et quelquefois il perce dans ses réflexions un esprit philosophique supérieur à celui de ses contemporains. Poussé à bout par l'acharnement de ses adversaires, qui le traitaient d'impie, parce qu'il avait peint la fausse dévotion, l'hypocrisie, le faste des prélats, etc., La Bruyère veut prouver dans la préface de son discours de réception, que son livre est presque un livre de dévotion, où, dit-il, tous les chapitres ramènent à celui qui traite de Dieu et qui termine l'ouvrage. Nous doutons qu'il ait réellement eu l'intention de faire le prédicateur; il en est de ce prétendu plan des caractères comme de l'allégorie mystique que le Tasse prétendit après coup avoir mise dans son poëme. Si La Bruyère avait composé son ouvrage dans le dessein d'édifier, il n'aurait vraisemblablement pas réussi à plaire.

C'est aux caractères de Théophraste que nous devons ceux de La Bruyère, et certes c'est là, comme d'autres l'ont remarqué avant nous, le plus bel ouvrage du moraliste grec. La traduction des caractères de Théophraste fut le premier essai littéraire de l'écrivain français. Mais dans cet essai il ne fut ni ne put être, aussi parfait que dans la composition originale qu'il y fit succéder. Le texte de l'auteur grec présentait beaucoup de difficultés que la critique des philologues n'avait point encore éclaircies. D'ailleurs l'esprit original du traducteur ne pouvait s'astreindre à une imitation servile du modèle. La Bruyère traduisit donc librement, et éluda les difficultés au lieu de les lever. Il en est résulté une traduction qui selon les érudits ne rend pas toujours l'esprit de l'original (1), et qui, selon les gens du monde, ne rappelle pas assez celui du traducteur. Dans le dernier siècle on a retrouvé plusieurs morceaux des caractères de Théophraste que l'on croyait perdus; le texte de cet auteur a été éclairci et corrigé (2); aussi les traductions qu'on en a faites depuis, sont-elles plus exactes et plus complètes que celle de La Bruyère. Cependant elles ne font pas oublier la sienne, qu'on aimera toujours voir réunie à ses œuvres, parce qu'elle est écrite avec autant d'élégance qu'en comportait le sujet, et parce qu'elle a été le premier essai d'un grand écrivain, dont nous avons si peu d'ouvrages.

II. DISCOURS DE RÉCEPTION A L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

L'auteur des Caractères ne parvint au fauteuil de l'Académie qu'après bien des obstacles; encore fallut-il que Pélisson, qui était son concurrent, se retirât de la lice, et lui cédât les voix qui étaient favorables à l'éloquent défenseur de Fouquet. On fut très-attentif au discours de réception que La Bruyère devait prononcer selon l'usage, le jour de sa réception; la malignité s'attendait à y trouver de nou

(1) Voyez la préface de l'édition grecque et française de Théophraste, par M. Coray, Paris, 1799; et l'avertissement de M. Schweighauser, dans F'édition stéréotype du Théophraste traduit par La Bruyère, Paris, 1815.

(2) Une des dernières et meilleures éditions de Théophraste, est celle de M. Schneider.

veaux caractères: ne fût-ce que ceux des ennemis de l'orateur; mais en cela l'attente publique fut trompée. La Bruyère sut cacher à la tribune le chagrin que lui causaient ses antagonistes, et il loua noblement les grands écrivains qui alors ornaient l'Académie. Cependant on prit occasion de ce discours même pour susciter de nouvelles querelles à l'orateur. On peut voir par la préface que La Bruyère a mise à la tête de son discours, les intrigues qu'employa la haine pour le calomnier à Marly et à Chantilly, et pour empêcher même que son discours ne fût imprimé. Mais l'académicien qui fut reçu avec lui, déclara qu'il ne ferait imprimer son discours que si celui de La Bruyère paraissait également. Ainsi l'amitié et les égards des gens de lettres vinrent le consoler de l'animosité de quelques adversaires.

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Trois ans après la mort de La Bruyère on publia sous son nom un ouvrage posthume, intitulé: Dialogues sur le Quiétisme. Il paraît qu'il avait entrepris cet écrit théologique pour faire plaisir à Bossuet, dont le zèle poursuivait le quiétisme jusque dans ses derniers retranchemens. Les dialogues devaient être au nombre de neuf; mais il n'en a fait que sept, soit que la mort ait interrompu ce travail, soit que l'auteur ait abandonné lui-même son projet. Ellies Dupin les publia avec deux dialogues de sa propre composition; mais toute la célébrité du nom de La Bruyère ne fut pas capable de donner de la vogue à des entretiens sur une controverse de mysticisme, et il n'a jamais paru que cette seule édition des Dialogues, aussi les connaît-on si peu, qu'ils sont devenus une curiosité littéraire. Nous avons cru devoir les joindre à ses œuvres, d'abord parce qu'ils ne les grossissent pas beaucoup, et puis on y reconnaît un maître dans l'art de dialoguer, quoiqu'il paraisse cacher l'écrivain, pour ne faire voir que le théologien. Parmi le petit nombre de littérateurs qui en ont parlé, nous citerons M. Victorin Fabre, qui dans les notes de son éloge de La Bruyère porte le jugement suivant sur cet ouvrage posthume : « Ces dialogues, malgré leur titre, sont loin de manquer d'esprit ; ils seraient divertissans s'ils étaient un peu moins longs. C'est une comédie fort gaie pour le fond, mais monotone pour la forme. Le principal personnnage, celui du moins qui parle le plus, est une dévote jeune et belle, placée entre un directeur quiétiste, et un docteur de Sorbonne, qu'on peut soupçonner d'un peu de propension au jansénisme. La situation est délicate pour une âme qui craint l'hérésie! Le directeur, homme galant, explique à sa pénitente les mystères du fidèle abandon, le baiser intérieur, le mariage de l'âme, et la consommation du mariage; comme quoi, cette âme ainsi mariée, voit Dieu dans tout, et en tout Dieu, aussi bien dans un diable que dans un saint, quoiqu'avec un peu de différence. ( Dialogue VII.) Comme quoi elle est impeccable, c'est-à-dire pèche sans pécher; et comme quoi le simple regard vaut tout juste cinq jours entiers d'une mortification extérieure, et notez que le prévoyant casuiste y comprend aussi les nuits. Du reste c'est un bon homme qui enseigne à sa chère fille qu'il ne faut haïr personne, et pas

même son mari. Le docteur réfute fort bien l'impeccabilité qui pèche l'attouchement intérieur, et la consommation du mariage, sur quoi il soutient sans difficulté qu'il faut être un turc, ou peu s'en faut, pour parler de Dieu si charnellement devant une jeune femme, et il renvoie son adversaire au paradis de l'Alcoran. La jeune femme de son côté, est fort habile en théologie. Elle a réformé son Pater, pour rendre apparemment Jésus-Christ quiétiste; mais elle a quelque appréhension sur le salut de son âme, parce que la motion divine ne s'est manifestée en elle qu'une fois seulement, où elle a manqué la messe un dimanche, par inspiration, »>

<< Ce ne fut pas sans doute par motion divine que La Bruyère entreprit cet ouvrage, mais ce ne fut non plus, j'en suis persuadé, par aucun motif de vengeance ou d'intérêt personnel. Philosophe et sincèrement chrétien, il voulut venger à la fois les outrages de la raison et ceux de l'Eglise, prévenir par le ridicule l'alliance de la foi avec la folie, de la véritable dévotion avec la mysticité, Il entrait dans son plan de nous montrer un directeur extravagant, et c'était chose facile; mais il voulut lui opposer un docteur toujours raisonnable, et il y a moins réussi; c'est le plus grand défaut de son livre. Du reste on retrouve l'homme d'esprit jusque dans le controversiste; mais un peu moins le grand écrivain. Le seul Pascal, dans le genre de la satire pieuse, a laissé des modèles de raisonnement, d'adresse, de goût, d'éloquence, et d'exquise plaisanterie. La Bruyère assurément ne manquait point de tout cela; mais il est resté loin de son modèle: soit que les sectateurs d'Escobar et de Molina qui étaient les juges des confesseurs, et les confesseurs des juges, les précepteurs des jeunes rois et les directeurs des vieux monarques offrissent dans leur méthode de diriger l'intention, et dans leur doctrine perverse de la probabilité, un champ plus vaste au mépris satirique et à l'indignation oratoire, que le fidèle abandon et le baiser spirituel des élèves de madame Guyon, qui prophétisait en vers comme les sibylles, dans la prison de Vincennes, et y chantait le pur amour dans des parodies d'opéra; soit enfin qu'il fallût un bras aussi fort et aussi adroit que l'était celui de Pascal, pour manier dans de pareils sujets, les traits brûlans de l'éloquence et la poignante ironie, sorte de flèche inévitable quand elle est dirigée par la raison. » Vraisemblablement la dévotion n'a pas permis à l'auteur, de déployer toutes les ressources de son esprit dans une matière qui fut regardée alors comme très-sérieuse, et qui eut des suites si graves pour la tendre piété de Fénélon.

On a oublié depuis long-temps les diatribes des littérateurs obscurs qui s'étaient déclarés contre l'auteur des Caractères; P. Coste a pris la peine presque inutile de le défendre contre les accusations de VigneulMarville (d'Argonne), auteur des Mélanges de littérature (1). Un trèsfaible imitateur de La Bruyère, Brillon, auteur du Théophraste moderne, a cru devoir aussi faire l'apologie de son maître, ou plutôt il a cru devoir se justifier de l'avoir imité (2). La Bruyère pouvait se passer de ces efforts; les nombreuses éditions qu'on a faites de ses (1) P. Coste, Défense de La Bruyère.

(2) Brillon, Apologie de La Bruyère, 1701, in-12.

Caractères, sont la meilleure apologie de son grand talent; peu d'ouvrages classiques ont été réimprimés aussi souvent. La première édition parut en 1687, sous le titre de Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les caractères ou les mœurs de ce siècle, 1 vol. in- 12. Les quatre éditions suivantes qui furent faites dans peu d'années et du vivant de l'auteur, recurent de nombreuses augmentations. Depuis la mort de La Bruyère on a dû se contenter de réimprimer la cinquième édition, sans espoir de l'enrichir d'autres écrits qui auraient pu échapper à sa plume. Parmi les éditions faites dans le dix-huitième siècle, on distingue celle d'Amsterdam 1720, en trois vol. in-12; celle de Paris 1740, en 2 vol. in-12; une autre de Paris, avec les notes de Coste, 1750, 2 vol. in-12, et 1765, 1 vol. in-4o.; et l'édition donnée par M. Belin de Ballu, Paris 1790, en 2 vol. in-8°. ; un 3o. vol. contient les Caractères de Théophraste avec la traduction de deux caractères qui avaient été retrouvés. Nous citerons parmi les éditions les plus récentes celle qui a paru en 1812 avec de nouvelles notes critiques, quoique peu importantes, et une notice historique et littéraire sur La Bruyère, par madame de Genlis, en 1 vol. in-12 ; et l'édition stéréo-· type de 1815, en 2 vol. in-18, indépendamment des caractères de Théophraste, avec des additions et des notes nouvelles, par J. G. Schweighauser, qui forment un volume du même format. Mais aucune de toutes les éditions que nous venons de citer n'est complète, puisque les dialogues sur le quiétisme (1) manquent dans toutes. On a de M. Suard les Maximes et Réflexions morales extraites de La Bruyère, 1781, un vol. in-12, et M. Philippon de La Madeleine a publié des morceaux choisis de La Bruyère, 1808, in-12. Plus de cent ans après la mort de ce grand écrivain, l'Académie Française a proposé son éloge pour le sujet de son prix annuel. L'éloge qu'elle a couronné, et qui est de M. Victorin Fabre, a été publié en 1810, in-8°. L'hommage public de l'Académie supplée en quelque sorte au peu de justice que rend Voltaire à l'auteur des Caractères, dans son siècle de Louis XIV.

D.

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(1) Dialogues_posthumes du sieur de La Bruyère sur le Quiétisme. A Paris, chez Ch. Osmont, MDCXCIX. in-12. Dans la réimpression de cet ouvrage, nous avons cru pouvoir, sans inconvénient, laisser de côté les deux Dialogues qu'Ellies Dupin a ajoutés à ceux de La Bruyère.

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