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ceux qui passent. Il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir, il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place, il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu, il se replie et se renferme dans son manteau : il n'y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siége: il parle bas dans la conversation, et il articule mal libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n'ouvre la bouche que pour répondre : il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie, il n'en coûte à personne ni salut, ni compliment. Il est pauvre.

CHAPITRE VII.

DE LA VILLE.

L'on se donne à Paris, sans se parler, comme un rendez-vous public, mais fort exact, tous les soirs, au Cours ou aux Tuileries, pour se regarder au visage et se désapprouver les uns les

autres.

L'on ne peut se passer de ce même monde que l'on n'aime point, et dont on se moque.

L'on s'attend au passage réciproquement dans une promenade publique, l'on y passe en revue l'un devant l'autre carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n'échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé ; et selon le plus ou le moins de l'équipage, ou l'on respecte les personnes, ou on les dédaigne.

Tout le monde connaît cette longue levée qui borne et qui resserre le lit de la Seine, du côté où elle entre à Paris avec la Marne qu'elle vient de recevoir : les hommes s'y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule, on les voit de fort près se jeter dans l'eau, on les en voit sortir, c'est un amusement : quand cette saison n'est pas venue, les femmes de la ville ne s'y promènent pas encore; et quand elle est passée, elles ne s'y promènent plus.

Dans ces lieux d'un concours général, où les femmes se ras* Le faubourg ou la porte Saint-Bernard.

semblent pour montrer une belle étoffe, et pour recueillir le fruit de leur toilette, on ne se promène pas avec une compagne par la nécessité de la conversation; on se joint ensemble pour se rassurer sur le théâtre, s'apprivoiser avec le public, et se raffermir contre la critique : c'est là précisément qu'on se parle sans se rien dire, ou plutôt qu'on parle pour les passans, pour ceux même en faveur de qui l'on hausse sa voix; l'on gesticule et l'on badine, l'on penche négligemment la tête, l'on passe et l'on repasse.

:

La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon et leurs mots pour rire tant que cet assemblage est dans sa force, et que l'entêtement subsiste, l'on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait que ce qui part des siens, et l'on est incapable de goûter ce qui vient d'ailleurs cela va jusques au mépris pour les gens qui ne sont pas initiés dans leurs mystères. L'homme du monde d'an meilleur esprit, que le hasard a porté au milieu d'eux, leur est étranger. Il se trouve là comme dans un pays lointain, dont il ne connaît ni les routes, ni la langue, ni les mœurs, ni la coutume: il voit un peuple qui cause, bourdonne, parle à l'oreille, éclate de rire, et qui retombe ensuite dans un morne silence : il y perd son maintien, ne trouve pas où placer un seul mot, et n'a pas même de quoi écouter. 11 ne manque jamais là un mauvais plaisant qui domine, et qui est comme le héros de la société : celui-ci s'est chargé de la joie des autres, et fait toujours rire avant que d'avoir parlé. Si quelquefois une femme survient qui n'est point de leurs plaisirs, la bande joyeuse ne peut comprendre qu'elle ne sache point rire des choses qu'elle n'entend point, et paraisse insensible à des fadaises qu'ils n'entendent eux-mêmes que parce qu'ils les ont faites : ils ne lui pardonnent ni son ton de voix, ni son silence, ni sa taille, ni son visage, ni son habillement, ni son entrée, ni la manière dont elle est sortie. Deux années cependant ne passent point sur une même coterie. Il y a toujours des la première année des semences de division pour rompre dans celle qui doit suivre. L'intérêt de la beauté, les incidens du jeu, l'extravagance des repas, qui, modestes au commencement, dégénèrent bientôt en pyramides de viandes et en banquets somptueux, dérangent la république, et lui portent enfin le coup mortel il n'est en fort : peu de temps non plus parlé de cette nation que des mouches de l'année passée.

Il y a dans la ville la grande et la petite robe; et la première se venge sur l'autre des dédains de la cour et des petites Les officiers, les conseillers, les avocats et les procureurs.

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humiliations qu'elle y essuie de savoir quelles sont leurs limites, où la grande finit, et où la petite commence, ce n'est pas une chose facile. Il se trouve même un corps considérable qui refuse d'être du second ordre,et à qui l'on conteste le premier (1): il ne se rend pas néanmoins, il cherche au contraire par la gravité et par la dépense à s'égaler à la magistrature, ou ne lui cède qu'avec peine : on l'entend dire que la noblesse de son emploi, l'indépendance de sa profession, le talent de la parole et le mérite personnel balancent au moins les sacs de mille francs que le fils du partisan ou du banquier a su payer pour son office.

Vous moquez-vous (2) de rêver en carrosse, ou peut-être de vous y reposer? Vite, prenez votre livre ou vos papiers, lisez, ne saluez qu'à peine ces gens qui passent dans leur équipage : ils vous en croiront plus occupé, ils diront : cet homme est laborieux, infatigable, il lit, il travaille jusque dans les rues cu sur la route apprenez du moindre avocat qu'il faut paraître accablé d'affaires, froncer le sourcil, et rêver à rien très-profondément ; savoir à propos perdre le boire et le manger, ne faire qu'apparoir dans sa maison, s'évanouir et se perdre comme un fantôme dans le sombre de son cabinet; se cacher au public, éviter le théâtre, le laisser à ceux qui ne courent aucun risque à s'y montrer, qui en ont à peine le loisir aux Gomons, aux Duhamels.

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Il y a un certain nombre (3) de jeunes magistrats que les grands biens et les plaisirs ont associés à quelques uns de ceux qu'on nomme à la cour de petits maîtres : ils les imitent, ils se tiennent fort au-dessus de la gravité de la robe, et se croient dispensés par leur âge et par leur fortune d'être sages et modérés. Ils prennent de la cour ce qu'elle a de pire, ils s'approprient la vanité, la mollesse, l'intempérance, le libertinage comme si tous ces vices leur étaient dus; et affectant ainsi un caractère éloigné de celui qu'ils ont à soutenir, ils deviennent enfin, selon leurs souhaits, des copies fidèles de très-méchans originaux.

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Un homme de robe (4) à la ville, et le même à la cour, ce sont deux hommes. Revenu chez soi, il reprend ses mœurs sa taille et son visage qu'il y avait laissés : il n'est plus ni si embarrassé, ni si honnête.

Les Crispins (5) se cotisent et rassemblent dans leur famille jusqu'à six chevaux pour allonger un équipage, qui, avec un essaim de gens de livrée où ils ont fourni chacun leur part, les fait triompher au Cours ou à Vincennes, et aller de pair avec

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les nouvelles mariées, avec Jason qui se ruine, et avec Thrason qui veut se marier, et qui a consigné *. J'entends dire des Sannions (6), même nom mêmes armes ; la branche aînée, la branche cadette, les cadets de la seconde branche; ceux-là portent les armes pleines, ceux-ci brisent d'un lambel, et les autres d'une bordure dentelée. Ils ont avec les Bourbons sur une même couleur, un même métal; ils portent comme eux, deux et une ce ne sont pas des fleurs de lis, mais ils s'en consolent; peut-être dans leur cœur trouvent-ils leurs pièces aussi honorables, et ils les ont communes avec de grands seigneurs qui en sont contens. On les voit sur les litres et sur les vitrages, sur la porte de leur château, sur le pilier de leur haute-justice, où ils viennent de faire pendre un homme qui méritait le bannissement: elles s'offrent aux yeux de toutes parts, elles sont sur les meubles et sur les serrures, elles sont semées sur les carrosses leurs livrées ne déshonorent point leurs armoiries. Je dirais volontiers aux Sannions votre folie est prématurée; attendez du moins que le siècle s'achève sur votre race ceux qui ont vu votre grand-père, qui lui ont parlé, sont vieux, et ne sauraient plus vivre long-temps: qui pourra dire comme eux, là il étalait et vendait très-cher?

Les Sannions et les Crispins veulent encore davantage que l'on dise d'eux qu'ils font une grande dépense, qu'ils n'aiment à la faire : ils font un récit long et ennuyeux d'une fête ou d'un repas qu'ils ont donné; ils disent l'argent qu'ils ont perdu au jeu, et ils plaignent fort haut celui qu'ils n'ont pas songé à perdre. Ils parlent jargon et mystère sur de certaines femmes, ils ont réciproquement cent choses plaisantes à se conter, ils ont fait depuis peu des découvertes, ils se passent les uns aux autres qu'ils sont gens à belles aventures. L'un d'eux, qui s'est couché tard à la campagne, et qui voudrait dormir, se lève matin, chausse des guêtres, endosse un habit de toile, passe un cordon où pend le fourniment, renoue ses cheveux, prend un fusil; le voilà chasseur, s'il tirait bien : il revient de nuit mouillé et recru sans avoir tué : il retourne à la chasse le lendemain, et il passe tout le jour à manquer des grives ou des perdrix.

Un autre (7), avec quelques mauvais chiens, aurait envie dè dire, ma meute; il sait un rendez-vous de chasse, il s'y trouve, il est au laisser courre, il entre dans le fort, se mêle avec les piqueurs, il a un cor. Il ne dit pas comme Ménalippe (8), ai-je du plaisir? il croit en avoir; il oublie lois et procédure, c'est un Hippolyte Ménandre qui le vit hier sur un procès qui est Déposé son argent au trésor public pour une grande charge.

en ses mains, ne reconnaîtrait pas aujourd'hui son rapporteur : le voyez-vous le lendemain à sa chambre, où l'on va juger une cause grave et capitale, il se fait entourer de ses confrères, il leur raconte comme il n'a point perdu le cerf de meute, comme il s'est étouffé de crier après les chiens qui étaient en défaut, ou après ceux des chasseurs qui prenaient le change, qu'il a vu donner les six chiens : l'heure presse, il achève de leur parler des abois et de la curée, et il court s'asseoir avec les autres pour juger.

Quel est l'égarement (9) de certains particuliers, qui, riches du négoce de leurs pères dont ils viennent de recueillir la succession, se moulent sur les princes pour leur garderobe et pour leur équipage, excitent, par une dépense excessive et par un faste ridicule, les traits et la raillerie de toute une ville qu'ils croient éblouir, et se ruinent ainsi à se faire moquer de soi!

Quelques uns (10) n'ont pas même le triste avantage de répandre leurs folies plus loin que le quartier où ils habitent, c'est le seul théâtre de leur vanité. L'on ne sait point dans l'île qu'André brille au Marais, et qu'il y dissipe son patrimoine : du moins s'il était connu dans toute la ville et dans ses faubourgs, il serait difficile qu'entre un si grand nombre de citoyens qui ne savent pas tous juger sainement de toutes choses, il ne s'en trouvât quelqu'un qui dirait de lui, il est magnifique, et qui lui tiendrait compte des régals qu'il fait à Xante et à Ariston, et des fêtes qu'il donne à Élamire mais il se ruine obscurément. Ce n'est qu'en faveur de deux ou trois personnes qui ne l'estiment point, qu'il court à l'indigence; et qu'aujourd'hui en carrosse il n'aura pas dans six mois le moyen

d'aller à pied.

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Narcisse (11) se lève le matin pour se coucher le soir, il a ses heures de toilette comme une femme ; il va tous les jours fort régulièrement à la belle messe aux Feuillans ou aux Minimes : il est homme d'un bon commerce, et l'on compte sur lui au quartier de ** pour un tiers ou pour un cinquième à l'hombre ou au reversis : là il tient le fauteuil quatre heures de suite chez Aricie, où il risque chaque soir cinq pistoles d'or. Il lit exactement la gazette de Hollande et le Mercure galant : il a lu Cyrano de Bergerac, Saint-Sorlin, Lesclache, les historiettes de Barbin, et quelques recueils de poésies. Il se promène avec des femmes à la Plaine ou au Cours; et il est d'une ponctualité religieuse sur les visites. Il fera demain ce qu'il fait aujourd'hui et ce qu'il fit hier; et il meurt ainsi après avoir vécu.

Voilà un homme (12), dites-vous, que j'ai vu quelque part, de savoiroù, il est difficile, mais son visage m'est familier. Il l'est

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