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mens d'entrailles, de blasphèmes, de désespoirs, d'abandonnement de Dieu, vous y joignez immédiatement l'union même avec Dieu, union essentielle plus qu'hypostatique, et pour le faire entendre à vos élèves, vous employez des termes obscurs qui sentent la corruption de cent lieues. Un libertin, un homme dissolu, n'en chercherait pas d'autres pour tourner s'il pouvait les choses saintes en ridicule. Appelez-vous cela un système, un plan de doctrine, une doctrine suivie? et croyez-vous de bonne foi y amener un seul homme à qui il reste encore une étincelle de foi et de raison? Aussi est-ce une chose étonnante, que les bruits qui courent de vous et de vos maximes. Les uns disent, que selon vous, l'âme par l'union avec Dieu, est si séparée d'intérêt d'avec son corps, que celui-ci peut s'abandonner à la mollesse et à toute sorte de péchés, sans que l'âme en soit le moins du monde coupable. Un livre quiétiste, disent les autres, remet à son chapitre de l'union essentielle avec Dieu, qui n'est autre chose que la parfaite béatitude, à traiter à fond de toutes les ordures qui peuvent salir le corps sans blesser l'âme qui demeure cependant unie à Dieu, et souverainement heureuse des cette vie. Voilà ce que l'ou dit des quiétistes, mon père, et qui me donne de l'indignation contre eux, je vous l'avoue. Vous mériteriez sans mentir d'avoir rompu avec eux, et quitté des préventions qui sont indignes de vous.

DIRECT. J'ai bien vu, mon cher monsieur, que vous-même étiez dans des préventions contre nous, qui vous empêcheraient de nous estimer, autant peut-être que vous le feriez, si notre doctrine vous était parfaitement connue ; et je suis surpris qu'un homme que je sais en avoir déjà pénétré une partie par ses propres lumières, semble s'en rapporter sur la principale, à des bruits de peuple, et sur un si léger fondement former des accusations et des reproches avec tant d'emportement. Voudriez-vous m'en croire sur l'union essentielle, ou plutôt en croire nos livres? Nous n'en avons point de plus exprès sur cette matière, que celui que son auteur, personne très-sublime, intitule les Torrens. Nous avons encore quelques autres livres qui en parlent trèspertinemment : Voulez-vous que je ne vous dissimule rien? car pour me servir de vos paroles: Vous méritez vous-même d'être détrompé, et de vouloir être des nôtres.

DocT. Croyez-moi, mon père, plus vous me donnerez d'éclaircissemens sur cette matière, et plus je vous serai redevable. Sur tous les articles de votre doctrine, il n'y en a aucun que j'aie plus de curiosité de savoir, ou de vos livres, ou de votre bouche: vous ne vous étonnerez plus que je sois moins instruit de celuique des autres, quand vous ferez attention à la rareté du livre

ci

des Torrens, qui n'a pas encore été lu autrement qu'en manuscrit. Ainsi, mon cher père, parlez, je vous en conjure, et soyez sûr d'être écouté.

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DIRECT. « Rien, monsieur, n'est opposé à Dieu que la propriété, et toute la malignité de l'homme est dans cette propriété, comme dans la source de sa malice; en sorte que plus >> une âme perd sa propriété, plus elle devient pure, parce qu'a» lors elle a perdu ce qui causait de la dissemblance entre Dieu » et elle (1).

DOCT. Ma sœur, il est vrai, m'a entretenu quelquefois de cette propriété que vous faites le principe de tout péché, et même de la corruption qui se trouve dans les meilleures actions en apparence; mais si vous entendez autre chose par ce mot, que le levain du péché et le poids de la concupiscence, vous me ferez plaisir de me le dire.

DIRECT. « La propriété, monsieur, c'est la volonté de l'homme qui se trouve mêlée dans toutes ses actions, même les plus » vertueuses (2). >>

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DOCT. On m'en avait déjà assuré, mais je ne pouvais le croire. Hé quoi, mon père, peut-on faire des actions bonnes ou mauvaises sans les vouloir faire? N'est-ce pas dans cette détermination de la volonté que consiste la liberté de l'homme, son mérite et son démérite? et cependant ces bonnes actions, ditesvous, parce que la volonté y a part, sont mauvaises ; voilà qui est bien incompréhensible.

DIRECT. Il faut pourtant que vous compreniez que c'est la malignité de la volonté de la part du sujet qui fait le péché, et non l'action.

DOCT. Quoi, de quelque nature innocente ou criminelle que soit cette action, ou selon Dieu, ou contre Dieu ?

DIRECT. Oui, monsieur; car si une personne qui n'aurait plus de volonté, parce qu'elle serait perdue et comme abîmée et transformée en Dieu, était réduite par nécessité à faire les actions du péché, elle les ferait sans péché (3).

DOCT. Comment entendez-vous cela?

(1) Rien n'est opposé à Dieu que la propriété, et toute la malignité de l'homme est dans cette propriété, comme dans la source de sa malice; en sorte que plus une âme perd sa propriété, plus elle devient pure; et ce qui serait un défaut à une âme vivante à elle-même, ne l'est plus, à cause de la pureté et de l'innocence qu'elle a contractée dès qu'elle a perdu ses propriétés qui causaient la dissemblance entre Dieu et l'âme. Livre des Torrens.

(2) C'est la volonté maligne de la part du sujet qui fait l'offense, et non l'action. Ibid.

(3) Car si une personne dont la volonté serait perdue et comme abîmée et transformée en Dieu, était réduite par nécessité à faire les actions de péché, elle les ferait sans péché. Ibid.

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DIRECT. Je vais vous l'expliquer. C'est, monsieur, que tous les mouvemens de cette âme, qui n'a plus de volonté, sont de Dieu; et c'est sa conduite infaillible. C'est donc la conduite de cette âme, de suivre aveuglément et sans conduite les mouvemens qui sont de Dieu, et sans réflexion (1).

DocT. Mais si elle remarquait que ces mouvemens la portassent au péché, à la corruption, par exemple, à la vengeance? DIRECT. Il n'importe, monsieur; car je vous dis qu'ici toute réflexion est bannie (2); outre que quand l'âme le voudrait, elle aurait peine à en faire. Mais comme en s'efforçant, peut-être en pourrait-elle venir à bout, il faut l'éviter plus que toute autre chose, parce que la seule réflexion a le pouvoir de faire entrer l'homme en lui et le tirer de Dieu. Or je dis que si l'homme ne sort point de Dieu, il ne pèchera jamais, et s'il pèche, qu'il en est sorti, ce qui ne se peut faire que par la propriété, et l'âme ne peut la reprendre que par la réflexion.

DOCT. Mais si la réflexion, mon père, contribue à conduire cette âme au bien, et à la détourner du mal; en quoi, je vous prie, lui pourrait-elle nuire ?

DIRECT. En quoi, demandez-vous? Ce serait pour elle un enfer semblable à ce qui arriva au premier ange au moment de sa rébellion. Concevez donc que la sagesse de Dieu (3) accompagnée de sa divine justice, comme un feu impitoyable et dévorant, ôte à l'âme tout ce quelle a de propriété, de terrestre, de charnel et de propre activité; et ayant ôté à l'âme tout cela, il se l'unit. Y êtes-vous ?

DOCT. Pas encore, je vous l'avoue.

DIRECT. Vous n'entrez pas dans ces mystères, parce que la clef de l'abandon vous manque; je le vois par la nécessité de l'attention et de la réflexion que vous supposez dans les voies

de Dieu.

DocT. Je connais, mon père, une parfaite résignation aux

(1) Tous les premiers mouvemens de cette âme sont de Dieu, et c'est sa conduite infaillible...... C'est donc la conduite de cette âme, de suivre aveuglément et sans conduite les mouvemens qui sont de Dieu, sans réflexion. Ibid.

(2) Ici toute réflexion est bannie, et l'âme aurait peine même quand elle voudrait en faire : mais comme en s'efforçant peut-être en pourrait-elle venir à bout, il faut les éviter plus que toute autre chose; parce que la seule réflexion a le pouvoir de faire entrer l'homme en lui, et le tirer de Dieu; et je dis que si l'homme ne sort point de Dieu, il ne péchera jamais, et que s'il pèche, il en est sorti; ce qui ne se peut faire que par la propriété; et l'âme ne peut la reprendre que par la réflexion, qui serait pour elle un enfer semblable à ce qui arriva au premier ange. Ibid.

(3) La sagesse de Dieu accompagnée de la divine justice comme un feu impitoyable et dévorant, ôte à l'âme tout ce qu'elle a de propriété, de terrestre, de charnel, et de propre activité ; et ayant ôté à l'âme tout cela, il se l'unit. Ibid.

ordres de la providence divine, une soumission entière à la volonté de Dieu, une religieuse attention à la bien discerner, soit dans le livre de l'Évangile, soit dans ses commandemens, ou dans ceux de son Église; une scrupuleuse attention sur la conduite qui me fait agir, si elle est conforme à la loi de Dieu ou non; y a-t-il un autre abandon que celui-là? Je serais curieux de l'apprendre.

DIRECT. Notre abandon, mon cher monsieur, est un acquiescement à tout ce qui se passe en nous, de bon ou de mauvais, sans aucun discernement, regardant en toutes choses vertu ou crime indifféremment comme ordre et volonté de Dieu. Que naît-il de cette totale résignation? Le voulez-vous savoir? La mort de l'âme, son anéantissement parfait, son ensevelissement; et c'est par ces degrés qu'elle monte au sublime état de l'union essentielle.

DocT. Mais, mon père, quel moyen y a-t-il, je vous supplie, que les pratiques vertueuses qui font mourir le vieil homme et les œuvres du péché, que le sentiment de l'humilité chrétienne, qui est le parfait anéantissement, que l'ensevelissement de l'âme, cette sépulture du chrétien avec Jésus-Christ, puissent naître d'un acquiescement aveugle et mal entendu à tout ce qui se passe en nous, sans aucun discernement de la volonté de Dieu, qui serait pourtant notre règle infaillible?

DIRECT. Mon cher monsieur, votre demande me fait connaître que vous n'êtes pas encor instruit de tous nos principes, pas même de la signification de nos termes. Sachez donc, s'il vous plaît, que par mort (1), nous entendons la perte des ver

(1) La destruction de notre être, confesse le souverain être de Dieu : il faut cesser d'être, afin que l'esprit du Verbe soit en nous...... Comme par la. consécration du prêtre, il faut que la substance du pain cè le la place à la substance du corps de Jésus-Chrit; tout de même il faut que nous cédions notre être à celui de Jésus-Christ. Moyen court.

On agit plus fortement par l'oraison de l'anéantissement, que par toute autre. Ibidem.

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Toutes les vertus sont ôtées à cette âme; elle reste nue et dépouillée de tout...... Elle se corrompt peu à peu. Autrefois c'étaient des faiblesses, des chutes, des défaillances, ici c'est une corruption horrible qui devient tous les jours plus forte et plus horrible. O Dieu, quelle horreur pour cette âme! Elle est insensible à la privation du soleil de justice; mais de toute sa corruption, c'est ce qu'elle ne peut souffrir... Mais ce sont peut-être des péchés; Dieu a horreur de moi, mais que faire! Il faut souffrir, il n'y a pas de remède. La fidélité de l'âme dans cet état, consiste à se laisser ensevelir, enterrer, écraser, marcher sans remuer non plus qu'un mort, à souffrir sa puanteur, et se laisser pourrir dans toute l'étendue de la volonté de Dieu, sans aller chercher' de quoi éviter la corruption..... Enfiu cette âme commence à ne plus souffrir la puanteur, à s'y faire et à y demeurer en repos sans espérance d'en sortir jamais, sans pouvoir rien faire pour cela. C'est alors que commence La Bruyère.

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tus, qui entraîne celle de la grâce de Dieu, et qui fait absolument mourir l'homme nouveau : par anéantissement, tout de même la privation de toutes les vertus, et même de celle de l'humilité et par l'ensevelissement de l'âme, une pourriture, une puanteur, une corruption qui fait horreur aux hommes et à Dieu même. Vous voilà, n'est-il pas vrai, bien éloigné de ce que vous pensiez?

DOCT. Au contraire, mon père, je pense comme vous, que la mort de l'âme, son anéantissement, son ensevelissement de la manière que vous me le venez d'expliquer, que je n'avais jamais apprise, peut fort bien être l'effet de cette résignation aveugle et sans discernement à la volonté de Dieu, qu'on ne connaît point, et qu'on ne se met point en peine de connaître; mais que de tout cela que je comprends fort bien, je vous assure, il résulte une union intime, immédiate, essentielle avec Dieu. Voilà ce qui ne se conclut pas si naturellement (1) : et si vous vous ressouveniez par hasard de ce que vos livres enseignent làdessus, vous m'obligeriez infiniment de m'en faire part.

DIRECT. Il faut qu'un bon contemplatif sache ses Torrens par cœur ; c'est là où il voit le sublime de son état, le point essentiel et capital où aboutit toute la doctrine des mystiques. Ecoutez: Notre-Seigneur commence à dépouiller l'âme peu à peu,

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>> lui ôter ses ornemens, tous ses dons, grâces et lumières, qui » sont comme des pierreries qui la chargent; ensuite il lui ôte » toute facilité au bien, qui sont comme les habits : après quoi

l'anéantissement. Autrefois elle se faisait horreur, elle n'y pense plus; elle est dans la dernière misère, sans en avoir plus d'horreur : autrefois elle craignait encore la communion, de peur d'infecter Dieu; à présent elle y va comme à table, tout naturellement. Livre des Torrens.

Elle est même ravie que Dieu ne la regarde plus, qu'il la laisse dans la pourriture, et qu'il donne aux autres toutes ses grâces; que les autres soient l'objet de ses affections, et qu'elle ne cause que de l'horreur. Ibidem.

Il n'arrive guère ici qu'on déchée de cet état, à cause de l'anéantissement profond, où est l'âme, qui ne lui laisse aucune propriété, et la seule propriété peut causer le péché; car quiconque n'est plus, ne peut plus pécher. Ibidem.

Cette âme abandonnée participe à la pureté de Dieu, ou plutôt toute pureté propre, qui n'est qu'une impureté grossière, ayant été anéantie, la seule pureté de Dieu en lui-même subsiste dans ce néant; mais d'une manière si réelle, que l'âme est dans une parfaite ignorance du mal, et comme impuissante de le commettre. Ibidem.

par un état de Déification où

(1) C'est par une perte de volonté en Dieu, tout est Dieu, sans savoir que cela est ainsi. Mais l'âme est établie par état dans son bien souverain sans changement; elle est dans sa béatitude foncière, où rien ne peut traverser ce bonheur parfait, lorsqu'il est par état permanent. Dieu donne l'état d'une manière permanente et y établit l'âme pour toujours. Livre des Torrens.

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