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DIRECT. Cela est vrai.

DOCT. Ne vous trouvez-vous pas dans la même innocence qu'Ève avait en sortant des mains de Dieu avant de s'être laissée séduire (1)?

DIRECT. Ce sont nos propres termes.

DOCT. Ce qui serait péché dans les autres, ne l'est plus pour vous?

DIRECT. Vous avez vu cela dans nos livres.

DOCT. Vous voyez que je ne vous impose point. Car c'est au Cantique des Cantiques, que vous égalez cet état sublime à la gloire des bienheureux, avec cette seule différence, que le Quiétiste possède sans voir, et que les Saints voient ce qu'ils possèdent; et vous ajoutez que la vue de Dieu n'est pas l'essentielle béatitude (2).

DIRECT. Tout cela est vrai.

DocT. Vous êtes, mon père, de si bonne foi, que nous aurons un extrême plaisir, ma sœur et moi, d'entendre de votre bouche le purgatoire du Quiétisme, et de vous en croire sur votre parole.

DIRECT. Nous sommes persuadés, monsieur, qu'une dévotion sensible et une vie animale (3) est la même chose. Qu'une âme, au contraire, ne se purifie entièrement que par les sécheresses,

(1) L'âme ne peut être unie à Dieu, qu'elle ne soit dans un repos central, et dans la pureté de sa création. Moyen court. p. 125.

C'est une chose étrange, que, n'ignorant pas que l'on n'est créé que pour cela, et que toute âme qui ne parviendra pas dès cette vie à l'union divine et à la pureté de sa création, doit brûler long-temps dans le purgatoire pour acquérir cette pureté, l'on ne puisse néanmoins souffrir que Dieu y conduise dès cette vie. Ibid. p. 134.

(2) Il y a des personnes qui disent que cette union ne se peut faire que dans

l'autre vie, mais je tiens qu'elle se peut faire en celle-ci, avec cette différence, qu'en cette vie l'on possède sans voir, et que dans l'autre on voit ce que l'on possède. Or je dis, que quoique la vue de Dieu soit un avantage de la gloire ̧ lequel est nécessaire pour la consommation, elle n'est pas néanmoins l'essentielle béatitude, puisque l'on est heureux dès que l'on possède le bien souverain, et que l'on peut en jouir et le posséder sans le voir. L'on en jouit ici dans la nuit de la foi, où l'on a le bonheur de la jouissance, sans avoir le plaisir de la vue.... Mais cet aveuglement n'empêche ni la vraie jouissance, ni la très-réelle possession de l'objet, ni la consommation du mariage divin. Explicat. du Cant. des Cant., p. 5.

(3) Vous devez savoir qu'il y a de deux sortes d'oraisons, l'une tendre, amoureuse et pleine de sentimens de douceur, l'autre obscure, sèche, solitaire et remplie de tentations et de ténèbres.... On peut appeler le premier chemin, la vie des animaux, qui est celui de ceux qui suivent la dévotion sensible.... La seconde voie peut être justement appelée la vie de l'homme.... Soyez certain que la sécheresse vous est un bien.... Tenez pour indubitable, que, pour marcher dans la voie intérieure, il faut étouffer toute sensibilité, et que le moyen dont Dieu se sert pour cela, est la sécheresse. Molinos, Guide Spirit. liv., ch. 4, n. 25, 26, 27, 28 et 29.

que par l'abandonnement de Dieu, par les tentations, par les ténèbres, par les angoisses mortelles, par les chagrins, par les afflictions, par les transes de la mort, par une privation de toute consolation, par de cruelles douleurs, par un martyre continuel; enfin par une agonie qui se renouvelle incessamment.

DOCT. Mon père, vous en oubliez la moitié, car je vois bien qu'il ne s'agit que de trouver des termes, et surtout qui soient équivalens. Dites encore, mon cher père, que l'âme se purifie par des doutes, par des scrupules, par des craintes et des défiances, par des rongemens d'entrailles, par des sécheresses passives, par des contradictions, par une répugnance continuelle au bien, par des abandonnemens intérieurs, par des désola tions horribles, par des suggestions importunes, par des resserremens amers et perpétuels, par être en proie à la colère, à l'impatience, à la rage, aux blasphèmes, au désespoir, aux appétits désordonnés, par être dénuée de toutes les vertus, exposée à tous les crimes, et à des tourmens égaux aux peines infernales. N'ai-je rien oublié de tous les sentimens qui sont couchés dans vos livres comme sur une longue liste ? dites-le moi franchement ; car il est difficile que la mémoire rappelle tout d'un coup un si grand nombre de termes, qui signifient presque la même chose, et qui ont peutêtre coûté un jour entier à son auteur, pour les chercher dans le creux de son imagination, et les mettre ensuite dans un ordre qui puisse contribuer à la beauté et à l'énergie du style.

DIRECT. Vous badinez, mon cher monsieur, de ce qui nous tire à tous les larmes des yeux.

DOCT. En vérité, mon père, je ne crois point qu'il y ait au monde des gens si malheureux que vous le dites; il serait sans mentir curieux d'en voir, et j'aime mieux présumer un peu de la bonté infinie de Dieu, que de penser sans un meilleur fondement, qu'il mette les âmes à une si terrible épreuve. Chez nous on y va plus rondement, et on parle avec moins d'exagération. Nul ne possédera Dieu, tant qu'il sera vivant; c'est le langage de l'Ecriture et le nôtre. Pour le posséder dans la vie future, il faut vivre dans celle-ci d'une vie très-pénitente et imitée de Jésus-Christ; et à cette vie crucifiée, nous ne laissons pas d'accorder les consolations du Saint-Esprit encore selon l'Ecriture, qui nous invite de goûter et d'expérimenter combien le Seigneur est doux ; qui nous exhorte à nous réjouir au Seigneur ou avec le Seigneur; qui nous proteste que son joug est doux, qu'il est léger. Enfin, monsieur, s'il manque encore quelque chose à expier par cette vie pénitente et crucifiée, nous croyons un lieu destiné à cette dernière expiation, et dans lequel l'âme achève de se rendre digne de la vue de Dieu. Voilà, mon père,

notre purgatoire et notre paradis ; et sur ce modèle il est bien clair que vous avez formé votre système. C'était une riche invention, de placer dans ce monde un purgatoire, où tous les péchés fussent expiés, et qui fût suivi d'une béatitude parfaite; vous le trouvez dans votre martyre spirituel. C'était un merveilleux attrait, que la possession de Dieu dès cette vie, donnée pour récompense aux âmes qui ont langui dans le prétendu martyre; yous l'avez dans l'union essentielle. Arriver à un état si sublime, et à une si parfaite félicité par la pratique de la loi de JésusChrist, par les commandemens de Dieu et de son Église, par la foi, l'espérance, et la charité, c'était entrer dans d'importuns détails, ou dire des choses bien triviales: L'indifférence sur tout cela, et le parfait abandon aux décrets divins, sont au contraire une nouvelle découverte.

DIRECT. Vous y êtes, voilà tout le mystère.

DOCT. Mais, mon père, permettez-moi de vous faire une petite question, nullement pour vous faire de la peine, mais pour m'éclaircir et m'instruire. Allez-vous à Dieu par Jésus-Christ? Car voilà selon nous l'essence de la religion chrétienne.

DIRECT. Vraiment, monsieur, il faut débuter par là nécessairement; nous l'inspirons autant qu'il nous est possible à tous

nos commençans.

DocT. Je le crois, mon père, puisque vous le dites ; mais demeurez-vous en Dieu par Jésus-Christ?

PÉNIT. Oh ! mon frère, voilà une belle demande que vous faites là au révérend père; l'un ne suit-il pas de l'autre indispensablement ?

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DIRECT. Excusez-moi, madame, la question est très-bien formée par monsieur le docteur, et nos livres sont pleins de maximes et de décisions sur cette matière. Par exemple, monsieur, sans aller plus loin, vous pouvez lire dans notre explication du Cantique des Cantiques, une question presque semblable à la vôtre. On demande, savoir, si l'âme arrivée en Dieu parle de JésusChrist, et peut penser encore à sa divine personne. C'est à la page 6. Et on répond: Que l'union à Jésus-Christ a précédé d'un très-long temps l'union essentielle; mais que pour une âme » parvenue à ce dernier et sublime état, celui d'être unie à Jésus» Christ, et de penser encore à sa divine personne, est abso>> lument passé. >> N'est-ce pas là ce que vous demandez ? Mais voulez-vous rien de plus positif que ce que je vous montrerai écrit quelque part, en termes exprès : « Que l'idée de Jésus>> Christ après avoir éclipsé l'idée de toutes les créatures, s'éclipse » insensiblement elle-même, pour laisser l'âme dans la vue con» fuse et générale de Dieu. »

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Bien plus, un de nos docteurs assure « que dans l'oraison (il parle de la grande oraison) il faut voir seulement une foi » obscure et universelle, et oublier toutes sortes de réflexions particulières : On ne doit pas même, selon lui, penser à Jé» sus-Christ (1). L'âme est surprise, dit un autre, quand sans » avoir pensé, en aucun état, aux inclinations de Jésus-Christ depuis les dix, les vingt, les trente années, elle les trouve imprimées en elle par état. Les inclinations sont la petitesse, la pauvreté, etc. » Il va plus loin, et parle décisivement: « L'âme, poursuit-il, dans toute la voie, n'a pas de vue distincte de Jé» sus-Christ; » où vous remarquerez que voilà Jésus-Christ interdit, même aux commençans (2).

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DocT. Et j'ajoute, mon père, inutile au salut, à ceux du moins qui cherchent à se le procurer par votre méthode.

DIRECT. Il n'avance pas cela en l'air, et il n'est pas seul de son sentiment; car vous lisez ailleurs : Que dans la voie mystique, il ne faut pas de représentation du corps de Jésus-Christ. DOCT. C'est-à-dire, chez vous autres ?

DIRECT. Sans doute, et que la foi suffit pour la justification, sans aucun souvenir de Jésus-Christ.

DOCT. Je vous ai écouté, mon père, avec toute la patience dont je suis capable: mais il me semble que vous n'avez pas encore répondu précisément à ma question, qui était de savoir, si comme on va à Dieu par Jésus-Christ, on demeure en Dieu par Jésus-Christ.

DIRECT. Premièrement, monsieur, quand on vous dit, que dans ce sublime état d'union essentielle, il n'est plus donné à l'âme de penser à Jésus-Christ, de recevoir l'idée et le souvenir de Jésus-Christ, c'est ce me semble vous répondre, que cette âme n'est pas unie à Dieu par Jésus-Christ. Que voudriez-vous davantage? Serait-ce d'être sûr que bien que cette âme ait commencé d'aller à Dieu par Jésus-Christ comme médiateur, elle est en Dieu, elle est avec Dieu sans médiateur? A cela ne tienne que vous ne soyez satisfait. Ce même auteur vous apprendra, monsieur, « que l'âme » dans cet état d'union essentielle, devient forte, immuable, qu'elle >> a perdu tout moyen, qu'elle est dans la fin: Et ailleurs, que cette union est non-seulement essentielle, mais immédiate et sans » moyen, plus substantielle que l'union hypostatique. » C'est

(1) Quand nous sommes en Dieu, qu'est-ce que nous prétendions en considérant la vie et la passion du Sauveur? Il ne faut plus reculer en arrière, en retournant aux méditations ni aux considérations raisonnées sur sa vie et sa passion: Il ne faut pas quitter la fin pour les moyens. Malaval, Pratique facile.

(a) Dans le livre des Torrens.

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mon cher monsieur, que l'union centrale avec Dieu, tient lieu de Jésus-Christ son fils; vous savez la force des termes, il ne dit pas par Jésus son fils. Et un peu plus bas « La voix de la tour» terelle de mon humanité vous invite à venir vous perdre et ca» cher avec elle (elle ne dit pas par elle) dans le sein de mon père (1). » Et ensuite : « La passion qu'elle a d'aller dans le sein » de Dieu, fait que sans considérer qu'elle y doit être avec lui, » elle dit qu'elle veut s'y introduire. » Mais plus clairement encore dans quelques pages suivantes : « Il faut, y est-il dit, monter » plus haut (c'est Jésus-Christ que l'on fait parler à l'âme ) et >> outre-passer toutes choses pour entrer avec moi (le Para» phraste se donne bien de garde de dire, par moi ) dans le sein » de mon père, et vous y reposer sans milieu et par la perte de >> tout moyen. » Voulez-vous, monsieur, des termes plus clairs et des passages plus formels pour détruire la médiation de Jésus-Christ que ceux que je vous apporte ?

DOCT. J'en suis content, mon père, et je doute fort, que si on en avait lu de pareils dans saint Paul et dans les premiers docteurs de l'Église, la foi du médiateur eût pu parvenir jusqu'à nous aussi constante qu'elle me le paraît. Mais cela me donne la curiosité de connaître à fond cette union immédiate et essentielle que vous dites être la récompense du martyre spirituel, et l'heureux effet de l'abandon à la volonté divine.

DIRECT. Ah! je vois bien, monsieur, que vous voulez que je vous dise des nouvelles de notre parfaite béatitude, et comme vous disiez tantôt, de notre paradis. Ce sujet est grand, merveilleux, et par soi-même, et dans les suites; et vous me permettrez de vous dire, que si nous commencions si tard une matière si étendue et si importante, nous courrions risque de n'en pas voir la fin avant le temps que nous serons obligés de nous séparer. Ainsi et pour notre commune satisfaction, et pour l'utilité de madame votre belle-sœur, il la faut prier de nous ménager une seconde entrevue, où j'espère de vous renvoyer content sur les éclaircissemens que vous désirez de moi. Vous voyez que je ne vous cache rien, et vous pourrez bientôt vous vanter de connaître le fond de nos mystères, autant du moins que je suis capable de vous les révéler; car il me paraît que vos intentions sont droites.

Docт. Elles ne peuvent l'être davantage, mon père, je cherche le salut de ma sœur et rien autre chose. Elle peut nous faire retrouver ensemble, et je suis prêt pour le jour et l'heure qu'elle voudra me conduire ici une seconde fois.

DIRECT. Je vous attends tous deux avec impatience.

(1) Dans l'Explicat. du Cant. des Cant. p. 57.

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