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est indifférent à une parfaite abandonnée (1). Une seule chose lui convient, que les décrets immuables de Dieu soient accomplis en elle. Mais tandis que je vous parle, madame, il me paraît que quelque chose vous passe par l'esprit : parlez hardiment et avec confiance; car il s'agit de votre salut.

PÉNIT. Il s'agirait de peu de chose, mon père, puisque vous voulez que j'y sois si indifférente. Mais comme vous me permettez que sur les voies de mon salut, auquel je ne puis m'empêcher de prendre encore beaucoup d'intérêt, je vous expose mes doutes et mes scrupules, je vous avouerai que je faisais en moimême une Oraison Dominicale à notre manière, je veux dire en l'ajustant à nos principes et à notre doctrine.

DIRECT. Dites, ma fille, le projet en est louable.
PÉNIT. Écoutez ma composition.

DIRECT. J'écoute.

PÉNIT. Dieu qui n'êtes pas plus au ciel que sur la terre et dans les enfers, qui êtes présent partout : je ne veux ni ne desire que votre nom soit sanctifié, vous savez ce qui nous convient; si vous voulez qu'il le soit, il le sera, sans que je le veuille et le désire que votre royaume arrive ou n'arrive pas, cela m'est indifférent : je ne vous demande pas aussi que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel, elle le sera malgré que j'en aie; c'est à moi à m'y résigner: donnez-nous à tous notre pain de tous les jours, qui est votre grâce, ou ne nous la donnez pas; je ne souhaite de l'avoir, ni d'en être privé : de même si vous me pardonnez mes crimes, comme je pardonne à ceux qui m'ont offensé, tant mieux : si vous m'en punissez au contraire par la damnation, tant mieux encore, puisque c'est votre bon plaisir : enfin, mon Dieu, je suis trop abandonnée à votre volonté pour vous prier de me délivrer des tentations et du péché.

DIRECT. Je vous assure, madame, que cela n'est pas mal; le Pater noster ainsi réformé, édifierait sans doute toutes les âmes du parfait abandon; et j'ai envie de l'envoyer à nos nouvelles Eglises, pour être inséré dans la formule du simple regard : qu'en dites-vous ?

PÉNIT. En attendant, mon père, que je sois aussi contente de mon oraison que je voudrais l'être, je suis bien aise que vous ne

(1) L'indifférence de cette amante est si grande, qu'elle ne peut pencher, ni du côté de la jouissance, ni du côté de la privation: La mort et la vie lui sont égales, et quoique son amour soit incomparablement plus fort qu'il n'a jamais été, elle ne peut néanmoins désirer le paradis, parce qu'elle demeure entre les mains de son époux, comme les choses qui ne sont point. Ce doit être à l'effet de l'anéantissement plus profond. Explication du Cantique des Can

la désapprouviez pas, et encore plus d'avoir eu le loisir de vous la réciter avant que je vous souhaite le bon soir; car la nuit s'approche, et m'oblige à me séparer de vous.

DIRECT. J'y consens, ma chère dame; mais il ne faut plus être si long-temps sans nous voir. Vous avez besoin d'être soutenue; la moindre chose vous ferait faire une grande chute. Vous devez regarder la maison de votre mari comme un piége qui vous est tendu, et dont vous ne sauriez trop vous défier. Je vous ai exhortée à la quitter, il faut faire cela sagement, et abandonner votre mari avec une prudence chrétienne. Madame, Dieu aura soin de vous, sans que vous vous en mêliez.

DIALOGUE VI.

Les Quiétistes abandonnent l'Évangile, l'Église et la Tradition, pour suivre ce qu'ils appellent faussement volonté de Dieu. Béatitude et purgatoire des Quiétistes en cette vie. État d'union essentielle selon eux, dans lequel l'âme, pour demeurer en Dieu, n'a plus besoin de Jésus-Christ médiateur.

PÉNITENTE. Voilà, mon père, cet excellent ami, dont je vous ai entretenu plusieurs fois ; c'est mon beau-frère, de qui je vous ai promis la connaissance, l'homme du monde après vous à qui j'ai plus d'obligation; j'espère recevoir de vous deux de pareils remercîmens, de vous avoir fait connaître l'un à l'autre, et par là mis en état de vous estimer réciproquement, comme vous le devez.

DocT. Je souhaite, mon révérend père, que cette entrevue soit utile à celle qui a bien voulu la ménager: que ma sœur apprenne de vous ou de moi, ou de tous deux ensemble, si cela se peut, les choses les plus essentielles à son salut. Nous lui devons tous deux la vérité, et moi plus particulièrement, et par l'alliance que j'ai avec elle, et par la reconnaissance sur l'honneur qu'elle me procure aujourd'hui, en me présentant à un homme de votre

mérite.

DIRECT. Votre réputation, monsieur, est venue jusqu'à moi, et par madame votre belle-sœur, et par d'autres endroits : votre présence promet encore des choses au-delà de votre réputation : il me semble qu'avec un peu de bonne foi de part et d'autre, on peut aller loin dans l'éclaircissement de la vérité, si on la préfere du moins aux sentimens communs et aux pratiques recues qui n'ont pour l'ordinaire d'autre avantage sur elle, que le temps et le grand nombre.

DOCT. Que voulez-vous dire, mon père, qu'en matière de re

ligion, ce n'est pas assez qu'une chose, par exemple un dogme, ou une maxime, pour être vraie, ait été crue de tout temps même dès l'établissement de la religion; qu'elle ait été crue de tous ceux qui jusqu'à présent ont professé la religion?

DIRECT. Non vraiment, ce n'est pas assez.

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DocT. Je l'ai jugé ainsi, et qu'il fallait encore pour être vraie, qu'elle fût vraie en soi.

DIRECT. Vous y êtes, et il y a du plaisir à parler à des gens

comme vous.

Docт. Je vous suis obligé; mais il faudrait pourtant que vous eussiez la bonté de me dire à quelle autre marque du moins vous connaissiez qu'une maxime de religion est vraie par exemple, ce que l'Église jusqu'à ce jour, a appelé la joie du Saint-Esprit, la paix d'une bonne conscience, est selon vous quelque chose d'humain, et d'abominable devant Dieu : par où êtesvous persuadé que cette doctrine est véritable? et dans cette persuasion, évitez-vous cette union céleste? vous refusez-vous à cette tranquillité de l'âme, suite si naturelle de la pratique de la vertu?

DIRECT. Je le sens mieux, monsieur, que je ne le puis dire; ce n'est pas par entêtement, comme on pourrait se l'imaginer, que cela arrive, mais par impuissance de se mêler de soi, parce que l'on est dans un état où l'on ne se connaît plus, où l'on ne se sent plus (1). Vous demanderez à une âme qui vous porte à faire ou à éviter telle chose? C'est donc que Dieu vous l'a dit? qui vous a fait connaître ou entendre ce qu'il voulait? je n'entends rien, je ne pense à rien connaître, tout est Dieu et volonté de Dieu (2).

DOCT. Vous savez donc, mon père, ce que c'est du moins que la volonté de Dieu?

(1) L'âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n'en comprend rien, n'en distingue rien; il n'y a plus d'amour, de lumières, ni de connaissance. Livre des Torrens.

Cette âme ne se sentant pas, n'est pas en peine de chercher, ni de rien faire : elle demeure comme elle est, cela lui suffit. Mais que fait-elle ? Rien, rien, et toujours rien. Ibid.

(2) Toutes les créatures la condamneraient, que ce lui serait moins qu'un moucheron, non par entêtement et fermeté de volonté comme on se l'imagine, mais par impuissance de se mêler de soi; parce qu'elle ne se voit plus. Vous demandez à cette âme, mais qui vous porte à faire telle ou telle chose? C'est donc que Dieu vous l'a dit, vous a fait connaître et entendre ce qu'il voulait? Je ne connais rien, n'entends rien; je ne pense à rien connaître, tout est Dieu et volonté de Dieu. Je ne sais ce que c'est que volonté de Dieu; aussi ne suisje pas capable d'en rendre nulle raison, ni d'en rendre aucune de ma conduite. J'agis cependant infailliblement, et ne puis douter depuis que je n'ai point d'autre principe que le principe infaillible. Livre des Torrens.

La Bruyère.

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DIRECT. Point du tout, monsieur; aussi ne suis-je pas capable d'entendre nulle raison, ni d'en rendre aucune de ma conduite.

DOCT. Que vous soutenez pourtant excellente lorsque vous fuyez la paix de la bonne conscience, comme une chose abominable aux yeux de Dieu.

DIRECT. Cela est vrai; j'agis en cela infailliblement, et je ne puis en douter depuis que je n'ai pas d'autre principe que le principe infaillible.

DOCT. Qui est la volonté de Dieu?

DIRECT. Cela s'entend.

DOCT. Que vous ne connaissez néanmoins en aucune manière? DIRECT. Je vous l'ai dit : je ne sais ce que c'est que volonté

de Dieu.

DocT. C'est trop le répéter, je l'ai bien retenu. Mais, mon père, si les prélats de l'Église et les docteurs de la religion osaient vous apprendre cette volonté de Dieu que vous ignorez, vous enseigner la vérité, et vous détromper du mensonge?

DIRECT. Vous n'y êtes pas, monsieur, toutes les créatures me condamneraient, que ce me serait moins qu'un moucheron (1). DocT. Je vous entends, vous ne connaissez sur le fait de la religion nulle autorité sur la terre. Mais êtes-vous tous de ce sentiment? j'ai de la peine à le croire.

DIRECT. Tous sans exception, vous pouvez vous fier à moi.

DOCT. C'est-à-dire, mon père, que vous faites tous 'dans l'Église un schisme secret et intérieur avec le moins de scandale qu'il vous est possible. Comprenez-vous, ma sœur, la doctrine du père? peut-être qu'il ne s'était pas encore ouvert à vous jusque-là.

Mais, mon révérend père, le moyen de raisonner avec un homme qui n'a pour règle dans ses sentimens et dans sa conduite, que le principe infaillible de la volonté de Dieu, dont il n'a nulle connaissance, et qu'il ne veut apprendre de personne! Vous en rapporteriez-vous aux décisions de la Sorbonne, dont je pourrais peut-être vous rendre compte sur quelque article que ce pût être ?

DIRECT. Demandez à madame votre belle-sœur.

DOCT. Hé bien, madame, vous me dites que non, je le vois bien. En croiriez-vous, mon père, la doctrine des pères, celle des conciles, celle des apôtres?

DIRECT. Volonté de Dieu, mon cher monsieur, Dieu même, principe infaillible, règle infaillible; voilà où je m'en tiens.

(1) Voyez la note ci-dessus.

DocT. Mais, mon père, vous en croyez donc la parole de Dieu, l'Évangile de Jésus-Christ?

DIRECT. L'Evangile, monsieur, n'est pas Dieu, c'est seulement ce qu'il a dit.

mens,

pas, mon

DocT. En effet, mon père, pour connaître la volonté de Dieu que vous ignorez, dites-vous, quoiqu'elle soit votre règle infaillible, c'est peu de lire le livre de la parole de Dieu, où il nous révèle ses mystères, nous donne sa loi et ses commandeoù il nous prescrit expressément tout ce que nous devons croire, et tout ce que nous devons faire. Ce n'est donc père, dans l'Évangile, que vous avez trouvé le plan de cette nouvelle doctrine, qui met aujourd'hui tant de différence entre vous et moi. Comment, mon père, entre autres rapports, dont vous conviendrez, n'avons-nous pas cela de commun ensemble, que par le chemin des peines et par la voie des souffrances nous tâchons d'arriver à Dieu, dont la connaissance doit être notre souveraine félicité?

Mon père, parlons clairement, je vous prie, et sans équivoque pour approuver ou pour réfuter votre doctrine, il est nécessaire de la bien entendre. Voulez-vous que je vous parle franchement? Si l'on me demandait ce que c'est que le Quiétisme, je répondrais C'est une imitation telle quelle du Christianisme; c'est un enchérissement, un mauvais raffinement sur la religion de Jésus-Christ. Quand il ne serait pas Dieu, cequ'on ne peut penser sans blasphème, et que sa loi ne serait pas divine, il est le premier en date, sa religion est en possession de tous les cœurs et de tous les esprits, elle est celle de l'État.

Les esprits outrés, subtils, ambitieux, viennent trop tard pour se faire valoir, et s'attirer de la suite par une doctrine entièrement opposée à la chrétienne; ils ont été obligés de retenir ses mystères, une partie de sa créance, ses termes, et son style, les mêmes apparences dans la morale et dans la pratique. Il faut vous tâter et vous examiner de bien près pour vous connaître; par exemple, vous ne niez pas le purgatoire?

DIRECT. Non.

DocT. Ni la nécessité de la pénitence en cette vie ou en l'autre, pour faire son salut et posséder la gloire de Dieu? DIRECT. Nous ne prêchons autre chose.

DocT. Nous de même. Écoutez cependant nous plaçons, mon père, le purgatoire et l'autre vie dans l'autre vie. Vous autres, vous placez le purgatoire et l'autre vie dans la vie présente. Dites-moi, mon père, par l'oraison éminente et le fidèle abandon, n'acquérez-vous pas l'impeccabilité, l'inamissibilité de la grâce?

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