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Au contraire, se ressouvenant que parmi le grand nombre des traités de ce philosophe, rapporté par Diogène Laerce; il s'en trouve un sous le titre de Proverbes, c'est-à-dire, de pièces détachées, comme des réflexions ou des remarques ; que le premier et le plus grand livre de morale qui ait été fait porte ce même nom dans les divines écritures; on s'est trouvé excité, par de si grands modèles, à suivre, selon ses forces, une semblable manière d'écrire des mœurs (1) et l'on n'a point été détourné de son entreprise par deux ouvrages de morale qui sont dans les mains de tout le monde, et d'où, faute d'attention, ou par un esprit de critique, quelques uns pourraient penser que ces remarques sont imitées.

L'un, par l'engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la religion, fait connaître l'âme, ses passions, ses vices; traite les grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre l'homme chrétien. L'autre, qui est la production d'un esprit instuit par le commerce du monde, et dont la délicatesse était égale à la pénétration, observant que l'amourpropre est dans l'homme la cause de tous ses faibles, l'attaque sans relâche quelque part où il le trouve ; et cette unique pensée, comme multipliée en mille autres, a toujours, par le choix des mots et par la variété de l'expression, la grâce de la nouveauté.

L'on ne suit aucune de ces routes dans l'ouvrage qui est joint à la traduction des caractères, il est tout différent des deux autres que je viens de toucher; moins sublime que le premier, et moins délicat que le second, il ne tend qu'à rendre l'homme raisonnable, mais par des voies simples et communes, et en l'examinant indifféremment, sans beaucoup de méthode, et selon que les divers chapitres y conduisent, par les âges, les sexes et les conditions; et par les vices, les faibles et le ridicule qui y sont attachés.

L'on s'est plus appliqué aux vices de l'esprit, aux replis du cœur, et à tout l'intérieur de l'homme, que n'a fait Théophraste et l'on peut dire que comme ses Caractères, par mille choses extérieures qu'ils font remarquer dans l'homme, par ses actions, ses paroles et ses démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusques à la source de son déréglement : tout au contraire, les nouveaux Caractères, déployant d'abord les pensées, les sentimens et les mouvemens des hommes, découvrent le principe de leur malice et de leurs faiblesses, font que l'on prévoit aisément tout ce qu'ils sont capables de dire ou

(1) L'on entend cette manière coupée dont Salomon a écrit ses proverbes, et nullement les choses, qui sont divines et hors de toute comparaison.

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de faire, et qu'on ne s'étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est toute remplie.

Il faut avouer que sur le titre de ces deux ouvrages l'embarras s'est trouvé presque égal. Pour ceux qui partagent le dernier, s'ils ne plaisent point assez, l'on permet d'en suppléer d'autres : mais à l'égard des titres des Caractères de Théophraste, la même liberté n'est pas accordée, parce qu'on n'est point maître du bien d'autrui. Il a fallu suivre l'esprit de l'auteur, et les traduire selon le sens le plus proche de la diction grecque, et en même temps selon la plus exacte conformité avec leurs chapitres; ce qui n'est pas une chose facile, parce que souvent la signification d'un terme grec, traduit en français mot pour mot, n'est plus la même dans notre langue : par exemple, ironie est chez nous une raillerie dans la conversation, ou une figure de rhétorique; et chez Théophraste c'est quelque chose entre la fourberie et la dissimulation, qui n'est pourtant ni l'une ni l'autre, mais précisément ce qui est décrit dans le premier chapitre.

Et d'ailleurs les Grecs ont quelquefois deux ou trois termes assez différens pour exprimer des choses qui le sont aussi, et que nous ne saurions guère rendre que par un seul mot: cette pauvreté embarrasse. En effet, l'on remarque dans cet ouvrage grec trois espèces d'avarice, deux sortes d'importuns, des flatteurs de deux manières, et autant de grands parleurs; de sorte que les caractères de ces personnes semblent rentrer les uns dans les autres au désavantage du titre : ils ne sont pas aussi toujours suivis et parfaitement conformes, parce que Théophraste, emporté quelquefois par le dessein qu'il a de faire des portraits, se trouve déterminé à ces changemens par le caractère seul et les mœurs du personnage qu'il peint, ou dont il fait la satire.

Les définitions qui sont au commencement de chaque chapitre ont eu leurs difficultés. Elles sont courtes et concises dans Théophraste,selon la force du grec et le style d'Aristote qui lui en a fourni les premières idées: on les a étendues dans la traduction, pour les rendre intelligibles. Il se lit aussi dans ce traité des phrases qui ne sont pas achevées, et qui forment un sens imparfait, auquel il a été facile de suppléer le véritable : il s'y trouve de différentes leçons, quelques endroits tout-à-fait interrompus, et qui pouvaient recevoir diverses explications ; et pour ne point s'égarer dans ces doutes, on a suivi les meilleurs interprètes.

Enfin, comme cet ouvrage n'est qu'une simple instruction sur les mœurs des hommes, et qu'il vise moins à les rendre savans qu'à les rendre sages, l'on s'est trouvé exempt de le charger de longues et curieuses observations ou de doctes commentaires qui

rendissent un compte exact de l'antiquité. L'on s'est contenté de mettre de petites notes à côté de certains endroits que l'on a crus les mériter, afin que nuls de ceux qui ont de la justesse, de la vivacité, et à qui il ne manque que d'avoir lu beaucoup, ne se reprochent pas même ce petit défaut, ne puissent être arrêtés dans la lecture des Caractères, et douter un moment du sens de Théophraste.

J'AI

si

AVANT-PROPOS

DE THÉOPHRASTE.

AI admiré souvent, et j'avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi, toute la Grèce étant placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même manière (1), il se trouve néanmoins peu de ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon cher Polyclès, qu'à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans où je me trouve, j'ai assez vécu pour connaître les hommes ; que j'ai vu d'ailleurs, pendant le cours de ma vie, toutes sortes de personnes et de divers tempéramens ; et que je me suis toujours attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n'étaient connus que par leurs vices; il semble que j'ai dû marquer les caractères des uns et des autres (2), et ne me pas contenter de peindre les Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel, et ce que plusieurs d'entre eux paraissent avoir de plus familier. J'espère, mon cher Polyclès, que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous; il leur tracera des modèles qu'ils pourront suivre; il leur apprendra à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l'émulation les portera à imiter leurs vertus et leur sagesse. Ainsi je vais entrer en matière : c'est à vous de pénétrer dans mon sens, et d'examiner avec attention si la vérité se trouve dans mes paroles. Et sans faire une plus longue préface, je parlerai d'abord de la dissimulation ; je définirai ce vice, et je dirai ce que c'est qu'un homme dissimulé, je décrirai ses mœurs ; et je traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j'en ai fait.

(1) Par rapport aux barbares, dont les mœurs étaient très-différentes de celles des Grecs.

(2) Théophraste avait dessein de traiter de toutes les vertus et de tous les vices.

DE

THEOPHRASTE.

CHAPITRE PREMIER.

DE LA DISSIMULATION.

La dissimulation (1) n'est pas aisée à bien définir : si l'on se contente d'en faire une simple description, l'on peut dire que c'est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière Il aborde ses ennemis, leur parle, et leur fait croire par cette démarche qu'il ne les hait point: il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il dresse de secrètes embûches; et il s'afflige avec eux s'il leur est arrivé quelque disgrâce : il semble pardonner les discours offensans que l'on lui tient : il récite froidement les plus horribles choses que l'on aura dites contre sa réputation; et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures qu'ils en ont reçues. S'il arrive que quelqu'ur: l'aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois : il cache soigneusement tout ce qu'il fait ; et, à l'entendre parler, on croirait toujours qu'il délibère; il ne parle point indifféremment; il a ses raisons pour dire tantôt qu'il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu'il est arrivé à la ville fort tard, et quelquefois qu'il est languissant, ou qu'il a une mauvaise santé. Il dit à celui qui lui emprunte de l'argent à intérêt, ou qui le prie de contribuer de sa part à une somme que ses amis consentent de lui prêter (2), qu'il ne vend rien, qu'il ne s'est jamais vu si dénué d'argent ; pendant qu'il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde, quoiqu'en effet il ne vende rien. Souvent, après avoir écouté ce qu'on lui a dit, il veut faire croire qu'il n'y a pas eu la moindre attention : il feint de n'avoir pas aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou, s'il est convenu d'un fait, de ne s'en plus souvenir. Il n'a pour ceux qui lui parlent d'affaires que cette seule réponse, J'Y PENSERAI. Il sait de certaines choses, il en ignore d'autres ; il est saisi (1) L'auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et que les Grecs appelaient ironie.

(2) Cette sorte de contribution était fréquente à Athènes et autorisée par les lois.

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d'admiration; d'autres fois il aura pensé comme vous sur cet événement; et cela selon ses différens intérêts. Son langage le plus ordinaire est celui-ci : « Je n'en crois rien, je ne comprends » pas que cela puisse être, je ne sais où j'en suis; » ou bien, <«< il me semble que je ne suis pas moi-même : » et ensuite, » n'est pas ainsi qu'il me l'a fait entendre; voilà une chose merveilleuse, et qui passe toute créance; contez cela à d'autres, dois-je vous croire? ou me persuaderai-je qu'il m'ait dit la » vérité? » paroles doubles et artificieuses, dont il faut se défier comme de ce qu'il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières d'agir ne partent point d'une âme simple et droite, mais d'une mauvaise volonté, ou d'un homme qui veut nuire le venin des aspics est moins à craindre.

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CHAPITRE II.

DE LA FLATTERIE.

LA flatterie est un commerce honteux qui n'est utile qu'au flatteur. Si un flatteur se promène avec quelqu'un dans la place, remarquez-vous, lui dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous? cela n'arrive qu'à vous seul. Hier il fut bien parlé de vous, et l'on ne tarissait point sur vos louanges. Nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans un endroit du Portique (1); et comme par la suite du discours l'on vint à tomber sur celui que l'on devait estimer le plus homine de bien de la ville, tous d'une commune voix vous nommèrent, et il n'y en eut pas un seul qui vous refusât ses suffrages. Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d'apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre et de le souffler à terre si par hasard le vent a fait voler quelques petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il prend soin de vous les ôter; et vous souriant, il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes blanchi (2) depuis deux jours que je ne vous ai pas vu. Et il ajoute, Voilà encore, pour un homme de votre âge, assez de cheveux noirs. Si celui qu'il veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présens, et il les force d'approuver aveuglément tout ce qu'il avance; et dès qu'il a cessé de parler, il se récrie, Cela est dit le mieux du monde, rien

(1) Édifice public qui servit depuis à Zénon et à ses disciples de rendezvous pour leurs disputes : ils en furent appelés stoïciens; car STOA, mot grec, signifie portique.

(2) « Allusion à la nuance que de petites pailles font dans les cheveux. » Et un peu plus bas, « Il parle à un jeune homme. »

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