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la chapelle, qui gagne l'escalier, les salles, la galerie, tout l'appartement on en a au-dessus des yeux, on n'y tient pas. Il n'y a pas deux voies différentes sur ce personnage : l'envie, la jalousie, parlent comme l'adulation: tous se laissent entraîner au torrent qui les emporte, qui les force de dire d'un homme ce qu'ils en pensent ou ce qu'ils n'en pensent pas, comme de louer souvent celui qu'ils ne connaissent point. L'homme d'esprit, de mérite ou de valeur devient en un instant un génie du premier ordre, un héros, un demi-dieu. Il est si prodigieusement flatté dans toutes les peintures que l'on fait de lui, qu'il paraît difforme près de ses portraits: il lui est impossible d'arriver jamais jusqu'où la bassesse et la complaisance viennent de le porter, il rougit de sa propre réputation. Commence-t-il à chanceler dans ce poste où on l'avait mis, tout le monde passe facilement à un autre avis : en est-il entièrement déchu, les machines qui l'avaient guindé si haut par l'applaudissement et les éloges, sont encore toutes dressées pour le faire tomber dans le dernier mépris; je veux dire qu'il n'y en a point qui le dédaignent mieux, qui le blâment plus aigrement, et qui en disent plus de mal, que ceux qui s'étaient comme dévoués à la fureur d'en dire du bien.

Je crois pouvoir dire d'un poste éminent et délicat, qu'on y monte plus aisément qu'on ne s'y conserve.

L'on voit des hommes tomber d'une haute fortune par les mêmes défauts qui les y avaient fait monter.

Il y a dans les cours deux manières de ce que l'on appelle congédier son monde ou se défaire des gens se fâcher contre eux ou faire si bien qu'ils se fâchent contre vous et s'en dégoûtent. L'on dit à la cour du bien de quelqu'un pour deux raisons; la première afin qu'il apprenne que nous disons du bien de lui; la seconde afin qu'il en dise de nous.

Il est aussi dangereux à la cour de faire les avances, qu'il est embarrassant de ne les point faire.

Il y a des gens à qui ne connaître point le nom et le visage d'un homme, est un titre pour en rire et le mépriser. Ils demandent qui est cet homme; ce n'est ni Rousseau, ni un Fabri (6), ni la Couture (7); ils ne pourraient le méconnaître.

L'on me dit tant de mal de cet homme, et j'y en vois si peu, que je commence à soupçonner qu'il n'ait un mérite importun, qui éteigne celui des autres.

Vous êtes homme de bien, vous ne songez ni à plaire ni à déplaire aux favoris, uniquement attaché à votre maître et à votre devoir vous êtes perdu

:

On n'est point effronté par choix, mais par complexion : c'est un vice de l'être, mais naturel. Celui qui n'est pas né tel, est

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modeste, et ne passe pas aisément de cette extrémité à l'autre : c'est une leçon assez inutile que de lui dire, soyez effronté, et vous réussirez : une mauvaise imitation ne lui profiterait pas, et le ferait échouer. Il ne faut rien de moins dans les cours qu'une vraie et naïve impudence pour réussir.

On cherche, on s'empresse, on brigue, on se tourmente, on demande, on est refusé, on demande et on obtient, mais, dit-on, sans l'avoir demandé, et dans le temps que l'on n'y pensait pas et que l'on songeait même à toute autre chose: vieux style, menterie innocente, et qui ne trompe personne.

On fait sa brigue (8) pour parvenir à un grand poste, on prépare toutes ses machines, toutes les mesures sont bien prises, et l'on doit être servi selon ses souhaits: les uns doivent entamer, les autres appuyer : l'amorce est déjà conduite, et la mine prête à jouer alors on s'éloigne de la cour. Qui oserait soupçonner d'Artemon (9) qu'il ait pensé à se mettre dans une si belle place, lorsqu'on le tire de sa terre ou de son gouvernement pour l'y faire asseoir? Artifice grossier, finesses usées, et dont le courtisan s'est servi tant de fois, que si je voulais donner le change à tout le public, et lui dérober mon ambition, je me trouverais sous l'œil et sous la main du prince, pour recevoir de lui la grâce que j'aurais recherchée avec le plus d'emportement.

Les hommes ne veulent pas que l'on découvre les vues qu'ils ont sur leur fortune, 'ni que l'on pénètre qu'ils pensent à une telle dignité, parce que s'ils ne l'obtiennent point, il y a de la honte, se persuadent-ils, à être refusés; et s'ils y parviennent, il y a plus de gloire pour eux d'en être crus dignes par celui qui la leur accorde, que de s'en juger dignes eux-mêmes par leurs brigues et par leurs cabales: ils se trouvent parés tout à la fois de leur dignité et de leur modestie.

Quelle plus grande honte y a-t-il d'être refusé d'un poste que l'on mérite, ou d'y être placé sans le mériter?

Quelques grandes difficultés qu'il y ait à se placer à la cour, il est encore plus âpre et plus difficile de se rendre digne d'être placé.

Il coûte moins à faire dire de soi, pourquoi a-t-il obtenu ce poste, qu'à faire demander, pourquoi ne l'a-t-il pas obtenu ? L'on se présente encore pour les charges de ville, l'on postule une place dans l'Académie Française; l'on demandait le consulat: quelle moindre raison y aurait-il de travailler les premières années de sa vie à se rendre capable d'un grand emploi, et de demander ensuite sans nul mystère et sans nulle intrigue, mais ouvertement et avec confiance, d'y servir sa patrie, son prince, la république?

Je ne vois aucun courtisan à qui le prince vienne d'accorder un bon gouvernement, une place éminente, ou une forte pension, qui n'assure par vanité, ou pour marquer son désintéressement, qu'il est bien moins content du don, que de la manière dont il lui a été fait ce qu'il y a en cela de sûr et d'indubitable, c'est qu'il le dit ainsi.

C'est rusticité que de donner de mauvaise grâce : le plus fort et le plus pénible est de donner, que coûte-t-il d'y ajouter un sourire ?

Il faut avouer * néanmoins qu'il s'est trouvé des hommes qui refusaient plus honnêtement que d'autres ne savaient donner; qu'on a dit de quelques uns qu'ils se faisaient si long-temps prier, qu'ils donnaient si sèchement, et chargeaient une grâce qu'on leur arrachait, de conditions si désagréables, qu'une plus grande grâce était d'obtenir d'eux d'être dispensé de rien recevoir.

L'on remarque dans les cours (10) des hommes avides, qui se revêtent de toutes les conditions pour en avoir les avantages: gouvernement, charge, bénéfice, tout leur convient : ils se sont si bien ajustés, que par leur état ils deviennent capables de toutes les grâces; ils sont amphibies, ils vivent de l'église et de l'épée, et auront le secret d'y joindre la robe. Si vous demandez, que font ces gens à la cour? ils reçoivent, et envient tous ceux à qui l'on donne.

Mille gens à la cour y traînent leur vie à embrasser, serrer et congratuler ceux qui reçoivent, jusqu'à ce qu'ils y meurent sans rien avoir.

Ménophile (11) emprunte ses mœurs d'une profession, et d'une autre son habit il masque toute l'année, quoiqu'à visage découvert : il paraît à la cour à la ville, ailleurs, toujours sous un certain nom et sous le même déguisement. On le reconnaît, et on sait quel il est à son visage.

Il y a , pour arriver aux dignités, ce qu'on appelle la grande voie ou le chemin battu : il y a le chemin détourné ou de traverse, qui est le plus court.

L'on court les malheureux pour les envisager; l'on se range en haie, ou l'on se place aux fenêtres pour observer les traits et la contenance d'un homme qui est condamné, et qui sait qu'il va mourir vaine, maligne, inhumaine curiosité! Si les hommes étaient sages, la place publique serait abandonnée, et il serait établi qu'il y aurait de l'ignominie seulement à voir de tels spectacles. Si vous êtes si touchés de curiosité, exercez-la du moins

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* Différente manière d'agir du cardinal de Richelieu et du cardinal de Mazarin. Le premier savait refuser sans déplaire; le second faisait plaisir de mauvaise grâce.

en un sujet noble voyez un heureux, contemplez-le dans le jour même où il a été nommé à un nouveau poste, et qu'il en reçoit les complimens; lisez dans ses yeux et au travers d'un calme étudié et d'une feinte modestie, combien il est content et pénétré de soi-même : voyez quelle sérénité cet accomplissement de ses désirs répand dans son cœur et sur son visage ; comme il ne songe plus qu'à vivre et à avoir de la santé ; comme ensuite sa joie lui échappe et ne peut plus se dissimuler; comme il plie sous le poids de son bonheur ; quel air froid et sérieux il conserve pour ceux qui ne sont plus ses égaux, il ne leur répond pas, il ne les voit pas les embrassemens et les caresses des grands qu'il ne voit plus de si loin, achèvent de lui nuire ; il se déconcerte, il s'étourdit, c'est une courte aliénation. Vous voulez être heureux, vous désirez des grâces, que de choses pour vous à éviter!

Un homme qui vient d'être placé, ne se sert plus de sa raison et de son esprit pour régler sa conduite et ses dehors à l'égard des autres : il emprunte sa règle de son poste et de son état : de là l'oubli, la fierté, l'arrogance, la dureté, l'ingratitude.

Théonas, abbé depuis trente ans, se lassait de l'être. On a moins d'ardeur et d'impatience de se voir habillé de pourpre, qu'il en avait de porter une croix d'or sur sa poitrine. Et parce que les grandes fêtes se passaient toujours sans rien changer à sa fortune, il murmurait contre le temps présent, trouvait l'état mal gouverné, et n'en prédisait rien que de sinistre : convenant en son cœur que le mérite est dangereux dans les cours à qui veut s'avancer, il avait enfin pris son parti et renoncé à la prélature, lorsque quelqu'un accourt lui dire qu'il est nommé à un évêché : rempli de joie et de confiance sur une nouvelle si peu attendue, vous verrez, dit-il, que je n'en demeurerai pas là, et qu'ils me feront archevêque.

Il faut des fripons à la cour, auprès des grands, et des ministres, même les mieux intentionnés; mais l'usage en est délicat, et' il faut savoir le mettre en œuvre : il y a des temps et des occasions où ils ne peuvent être suppléés par d'autres. Honneur, vertu, conscience, qualités toujours respectables, souvent inutiles que voulez-vous quelquefois que l'on fasse d'un homme de

bien?

་་

de

Un vieil auteur, et dont j'ose rapporter ici les propres termes, d'en affaiblir le sens par ma traduction, dit que «< seslongner peur » des petits, voire de ses pareils, et iceulx vilainer et despriser, » s'accointer de grands et puissans en tous biens et chevanches >> et en cette leur cointise et privauté estre de tous esbats, gabs, >> mommeries et vilaines besoignes; estre eshonté, saffrannier et » sans point de vergogne; endurer brocards et gausseries de tous

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chacuns, sans pour ce feindre de cheminer en ayant, et à tout » son entregent, engendre heur et fortune. »

Jeunesse du prince, source des belles fortunes.

Timante (12), toujours le même, et sans rien perdre de ce mérite qui lui a attiré la première fois de la réputation et des récompenses, ne laissait pas de dégénérer dans l'esprit des courtisans : ils étaient las de l'estimer, ils le saluaient froidement, ils ne lui souriaient plus ; ils commençaient à ne le plus joindre, ils ne l'embrassaient plus, ils ne le tiraient plus à l'écart pour lui parler mystérieusement d'une chose indifférente, ils n'avaient plus rien à lui dire. Il lui fallait cette pension ou ce nouveau poste dont il vient d'être honoré, pour faire revivre ses vertus à demi effacées de leur mémoire, et en rafraîchir l'idée : ils lui font comme dans les commencemens, et encore mieux.

Que d'amis (13), que de parens naissent en une nuit au nouveau ministre ! Les uns font valoir leurs anciennes liaisons, leur société d'études, les droits du voisinage : les autres feuillettent leur généalogie, remontent jusqu'à un trisaïeul, rappellent le côté paternel et le maternel, l'on veut tenir à cet homme par quelque endroit, et l'on dit plusieurs fois le jour que l'on y tient, on l'imprimerait volontiers, « C'est mon ami, et je suis fort aise » de son élévation ; j'y dois prendre part, il m'est assez proche. » Hommes vains et dévoués à la fortune, fades courtisans, parliezvous ainsi il y a huit jours? Est-il devenu depuis ce temps plus homme de bien, plus digne du choix que le prince en vient de faire? Attendiez-vous cette circonstance pour le mieux connaître ?

Ce qui me soutient et me rassure contre les petits dédains que j'essuie quelquefois des grands et de mes égaux, c'est que je me dis à moi-même : Ces gens n'en veulent peut-être qu'à ma fortune, et ils ont raison, elle est bien petite. Ils m'adoreraient, sans doute, si j'étais ministre.

Dois-je bientôt être en place, le sait-il, est-ce en lui un pressentiment? il me prévient, il me salue.

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Celui qui dit,« je dînai hier à Tibur, ou j'y soupe ce soir, qui le répète, qui fait entrer dix fois le nom de Plancus dans les moindres conversations, qui dit, « Plancus (14) me demandait....

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je disais à Plancus................ » celui-là même apprend dans ce moment que son héros vient d'être enlevé par une mort extraordinaire : il part de la maison, il rassemble le peuple dans les places ou sous les portiques, accuse le mort, décrie sa conduite, dénigre son consulat, lui ôte jusqu'à la science des détails que la voix publique lui accorde, ne lui passe point une mémoire heareuse, lui refuse l'éloge d'un homme sévère et laborieux, ne lui

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