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Mais il n'en est pas moins vrai que quand ces indications et ces jugements ne cadraient pas aux yeux de Bossuet, avec les convenances de l'oraison funèbre, il ne s'est pas cru obligé de les suivre. Il s'est même cru autorisé à en prendre exactement le contrepied1. << (La reine d'Angleterre) raillait de bonne grâce, disait, dans son Mémoire, Mme de Motteville, et pour l'ordinaire il était difficile, malgré l'innocence de son intention, que le prochain n'y fût un peu blessé. » Et Bossuet, au contraire: «Rappelez en votre mémoire avec quelle circonspection elle ménageait le prochain et combien elle avait d'aversion pour les discours empoisonnés de la médisance. Elle savait de quel poids est non seulement la moindre parole, mais le silence même des princes, et combien la médisance se donne d'empire quand elle a osé seulement paraître en leur auguste pré

sence. >>

Mais c'est que, sur ce point, Henriette de France avait changé dans les derniers temps de sa vie. Mme de Motteville elle-même le reconnaît, immédiatement après l'observation que nous avons citée : « A mesure qu'elle avançait dans la piété, à mesure aussi elle se retenait de parler quasi sur toutes choses », et à la fin de sa vie « elle était devenue scrupuleuse là-dessus 2 ».

De ces deux assertions successives, Bossuet retient exclusivement la seconde et il tient la première pour nulle et non avenue. Peu importe que la vraie Henriette soit celle dont l'esprit « vif et pénétrant » se plut longtemps aux médisances; il ne veut connaître que la femme convertie et mortifiée, dans l'état où la conversion suprême l'avait misc. Ce qui lui fait ici dénaturer ou tronquer la ressemblance psychologique de son modèle, c'est ce scrupule sacerdotal dont j'ai parlé plus haut.

D'une manière générale, quelle que soit la raison qui fasse, ici ou là, ses exagérations ou son silence, que ce soit le respect des morts ou la déférence pour les vivants, que ce soit la réserve de l'ami ou la discrétion du prêtre, Bossuet se plie, avec son bon sens coutumier, aux conventions indispensables sur lesquelles repose l'oraison funèbre.

1. G. Hanotaux, p. 28, note c.
2. Mémoire cité, p. 29. Cf. plus

loin, p. 70, les citations des Mémoires de Mme de Motteville.

III.

MON.

L'ORAISON FUNÈBRE ENTENDUE PAR BOSSUET COMME UN SER-
L'IDÉAL SUBSTITUÉ A LA RÉALITÉ DANS LES PORTRAITS

DES PERSONNAGES QUE BOSSUET LOUE.

J'ajoute que la façon même dont Bossuet modifie à son usage la conception de l'oraison funèbre contribue encore dans une certaine mesure à l'éloigner de la vérité historique.

D.

Le but qu'il se propose, il l'exprime avec netteté dès ces premiers discours où se trahissait, nous l'avons vu, son peu de goût pour le genre lui-même. L'oraison funèbre est «< indigne >> de l'Église si elle ne se propose que la louange des morts; mais « un objet plus noble » lui est permis. Elle peut « faire contempler aux auditeurs la commune condition de tous les mortels, afin que la pensée de la mort leur donne un saint dégoût de la vie présente et que la vanité humaine rougisse en regardant le terme fatal que la Providence divine a donné à ses espérances trompeuses 1 Elle peut, rejetant « toutes les considérations profanes », ne viser à la « consolation » de la famille du défunt que par des « réflexions tirées des principes du christianisme », et propres à «l'instruction de tout le peuple2 ». Et si parfois l'orateur consent à rappeler « en passant » quelques côtés de la vie du personnage à propos duquel il parle, que ce soit pour s'élever aussitôt de ces faits particuliers et méprisables à des idées générales, applicables à tous, à de << saintes » spéculations dont le chrétien disparu ne sera que l'occasion et le prétexte 3. C'est ainsi que, dans l'oraison funèbre d'Yolande de Monterby, décédée à plus de quatre-vingts ans, Bossuet se rabattait, d'une façon un peu imprévue, sur la question de la « brièveté de la vie »> ; c'est ainsi que, dans l'oraison funèbre de Henri de Gornay, après avoir rappelé en quelques mots la noble généalogie de ce gentilhomme, il se rejetait sur la « vanité de la noblesse ».

Les discours suivants proclameront non moins librement, mais appliqueront avec plus d'adresse, la même méthode. L'éloge du P. Bourgoing donne lieu à Bossuet de traiter, dans le premier point, des conditions de la prédication vraiment

1. Oraison funèbre d'Yolande de Monterby.

2. Or. fun. de Henri de Gornay 3. Ibidem.

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chrétienne 1; dans le second point, il déclare qu'il ne « croit pas s'éloigner de la suite de son discours », si d'abord il trace « en peu de paroles >> - de fait, en six pages — « un plan de la sainte Église, selon le dessein éternel de son divin architecte »; enfin, dans une péroraison où le P. Bourgoing paraît bien oublié, il fait un large tableau de la lutte chrétienne de l'âme contre le corps et de la sainte mort de l'homme de bien après ce combat. Plus précise et plus développée dans l'éloge sans doute à cause des liens d'amitié et de reconnaissance qui unissaient Bossuet à Nicolas Cornet et de l'importance particulière qui s'attachait au nom du feu grand maître de Navarre, l'oraison funèbre de ce personnage n'en fait pas moins la place très ample aux développements généraux, instructifs et pratiques. Dans l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre, on sait avec quelle impérieuse hardiesse Bossuet crie à son noble auditoire qu'il veut « instruire les grands de la terre et les puissants du monde », en étalant à leurs yeux dessillés « ces grandes et terribles leçons » que Dieu leur donne souvent sans qu'ils sachent les entendre. Dans celle de la duchesse d'Orléans, quelque touchant que soit le sort d'Henriette d'Angleterre, il ne songera qu'à élargir la question, qu'à « déplorer » dans ce seul malheur « toutes les calamités du genre humain », qu'à « faire voir dans une seule mort la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines ». Dans celle d'Anne de Gonzague, il visera tout le temps à rendre ses auditeurs plus chrétiens », et « à porter la lumière dans leurs yeux ». Dans celle de Le Tellier, il tiendra surtout à remarquer « des actions de vertu dont les sages auditeurs puissent profiter >>. - Enfin il n'est pas une seule de ces oraisons funèbres dans laquelle, sans se lasser ni craindre de lasser ses auditeurs, il n'appuie longuement sur la nécessité de ne pas ajourner à la dernière heure cette préparation à la mort qui doit être la maîtresse préoccupation du vrai chrétien 5. Ainsi l'oraison funèbre n'est chez lui qu'un sermon, un sermon sur un plus grand théâtre, un sermon adressé à un auditoire plus éminent 5, dans des circonstances plus solennelles, et où l'orateur

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1. Cf. plus loin, p. 22-24.

2. P. 25-30.

3. P. 30-33.

4. Cf. plus loin, p. 41-47, les passages sur la morale relâchée

et la morale rigoureuse à l'excès.

5. Où l'orateur sacré doit « s'élever au-dessus de l'homme pour faire trembler toute créature sous les jugements de Dieu ».

sacré

bien loin de se sentir plus gêné, plus timide, plus obligé de complaire à son public aura au contraire une conscience plus fière de sa mystique autorité d'interprète de Dieu même 1. C'est ainsi que l'oraison funèbre se relève aux yeux de Bossuet, et se justifie devant sa raison chrétienne.

Un jour, dans un des premiers et des plus curieux sermons de sa jeunesse1, dans un de ceux où nous le voyons donner le plus de lui-même et confier à son public, volontairement ou non, les intimités de sa pensée, Bossuet, considérant de loin ces grands hommes de la politique que plus tard il devait approcher et toucher, avait dit : « Considérez, chrétiens, ces grands et ces puissants: ils ne savent tous ce qu'ils font. Ne voyons-nous pas tous les jours manquer quelque ressort à leurs grands et vastes desseins, et que cela ruine toute l'entreprise? L'événement des choses est ordinairement si extravagant, et revient si peu aux moyens que l'on y avait employés qu'il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'il y a une puissance occulte et terrible qui se plaît de renverser les desseins des hommes, qui se joue de ces grands esprits qui s'imaginent remuer le monde, et qui ne s'aperçoivent pas qu'il y a une raison suprême qui se sert et se moque d'eux, comme ils se servent et se moquent des autres. » Cette terrible leçon sur les ironies de la Providence, l'oraison funèbre lui donnera du moins l'occasion de la faire entendre, non plus de loin et d'en bas, mais directement aux puissants du monde.

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Une autre fois- lorsque, quelques années après, il arrivait à Paris, tout chaud d'une ambition apostolique, il définissait le rôle et la noblesse du « Prédicateur» avec un orgueil hardi que n'eût pas désavoué Saint-Cyran : « C'est Dieu que vous entendez par ma bouche. » Cette attitude hautaine du prêtre dans l'exercice du ministère de la parole, l'oraison funèbre permettra à Bossuet de l'affirmer encore davantage et plus courageusement. Et s'il goûtait peu les discours de ce genre, au point de vue de la parade oratoire, il les réhabilitait en les transformant, en faisant de l'oraison funèbre un sermon que l'image

1. Le sermon Sur la Loi de Dieu | Port-Royal, Table analyt. du t. VII, de 1655. Voir les Sermons choi- aux mots «Saint-Cyran » et sis, éd. class. Hachette.

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Prédication ».

2. Sur les idées de l'abbé de 3. Sermon de 1660 Sur la PaSaint-Cyran, touchant la grandeur role de Dieu; Sermon de 1662 Sur de la prédication, voir Sainte-Beuve, | la Prédication évangélique

de la mort présente pouvait rendre plus imposant, sinon plus efficace.

Mais si cette conception honore grandement son caractère, il est impossible de nier qu'elle n'influe aussi sur la composition des oraisons funèbres. Il suffit de les parcourir pour constater que le texte biblique choisi par Bossuet n'est pas seulement une épigraphe plus ou moins bien appropriée au caractère du personnage duquel ou plutôt à propos duquel

il va parler, mais que l'idée exprimée par le texte est bien véritablement présente à ses yeux tout le temps, qu'elle est bien directrice de sa méditation, génératrice de son discours. Et si, d'autre part, on étudie le plan extérieur des oraisons funèbres, il est aisé d'observer aussi que ce n'est pas la vie du héros qui constitue le cadre où des développements de morale chrétienne viendraient se glisser comme des épisodes, mais que c'est au contraire la morale chrétienne qui fait la substance du discours, et que les faits de la vie du héros n'y semblent appelés qu'à titre de démonstrations et d'exemples 1. La maxime morale où se résume chacune des oraisons funèbres n'est pas supplémentaire, et, pour ainsi dire, latérale au discours; elle en fait une partie essentielle et fondamentale; elle en inspire même le développement historique.

Elle en est aussi la règle et la limite.

Car, d'abord, c'est à elle qu'est surbordonnée la distribution à travers le discours des éléments biographiques. Ainsi dans l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, peut-être eût-il été préférable au point de vue de l'art que le tableau de sa mort ne nous eût été présenté qu'une fois; mais, l'idée morale qui domine l'oraison funèbre exigeant que ce tableau fût scindé, il l'a été.

De plus, ce n'est pas seulement à morceler la biographie qu'aboutit quelquefois cette conception de l'oraison funèbre comme un sermon. C'est aussi à la mutiler et à la dénaturer un peu.

Préoccupé surtout et avant tout de son idée morale maîtresse, Bossuet ne prendra dans l'existence de son héros que ce qui sert à la démonstration de cette idée. Mort en 1685, Le Tellier n'était chancelier que depuis 1677; et au contraire il avait été sécrétaire d'Etat à la guerre durant la meilleure

1. Cf. A. Cahen, édition classique des Oraisons funèbres de Bossuet, introduction, p. vIII.

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