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fluité, l'appareil. Un pauvre affamé se contente de pain le riche délicat veut des viandes exquises.... La commodité ne veut que ses aises : l'ostentation veut un char de triomphe, un appartement superbe, un palais enchanté. Ainsi en est-il du panégyrique, qui est comme un tournoi et une montre1.... Il est nécessaire que l'orateur emploie en cette occasion tout son art et toutes les fleurs de son éloquence: autrement il ne connait pas son sujet et frustre l'espérance de ses auditeurs ». Voilà l'idéal, voilà la théorie de l'oraison funèbre quand Bossuet l'aborda. Nous allons voir qu'il la conçut tout autrement.

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Mais d'abord observons qu'à lire ses premiers essais en ce genre, il paraît bien qu'il n'y portait qu'un médiocre enthousiasme. Un des maîtres alors les plus renommés de la chaire, et l'un des plus dignes précurseurs de la grande génération du règne de Louis XIV, le Père Senault l'oratorien, trouvait lui-même tout grave qu'il était - très légitime qu'un prédicateur se complût dans les panégyriques : c'est « le dernier effort de l'éloquence et l'orateur se couronne lui-même quand il compose des guirlandes pour les autres ». On peut constater aisément que ces triomphes d'apparat ne furent pas le rêve de Bossuet. C'est à près de trente ans seulement qu'il prononça sa première oraison funèbre, et sans entrain. Je veux bien que l'éloge de l'abbesse Yolande de Monterby, morte pleine de jours sans avoir rien fait que de bien administrer son couvent, ne fût pas pour échauffer violemment la verve d'un orateur. Mais il y a plus c'est de l'utilité même de l'oraison funèbre que Bossuet se montre dès lors très peu pénétré, et quand il essaie de justifier à ses propres yeux la besogne qu'il va faire, il ne peut se tenir d'en donner, d'arrivée, une définition entièrement contraire à celle de François Ogier. Il refuse d'admettre que, << quand l'Église ouvre la bouche des prédicateurs dans les funérailles de ses enfants », ce soit « pour accroître la pompe du deuil par des plaintes étudiées, ni pour satisfaire l'ambition des vivants par de vains éloges des morts ». Six ans plus tard, le début de l'oraison funèbre du P. Bourgoing n'est pas

:

1. Une parade. Une revue de 3. Préface des Panégyriques des troupes s'appelait, au xv siècle, Saints du Père François Senault, une montre. 1655-1658.

2. Préface des Actions publiques de François Ogier, prêtre et prédicateur, 1652.

4. De même, Bourdaloue ne prononça qu'à cinquante et un ans sa première oraison funèbre.

moins explicite: « Je vous avoue, déclarait-il en commençant, que j'ai coutume de plaindre les prédicateurs lorsqu'ils font les panégyriques funèbres des princes et des gens du monde.... La licence et l'ambition, compagnes presque inséparables des grandes fortunes..., l'intérêt et l'injustice, toujours mêlés trop avant dans les grandes affaires du monde, font qu'on marche parmi des écueils, et il arrive ordinairement que Dieu a si peu de part dans de telles vies qu'on a peine à y trouver quelques actions qui méritent d'être louées par ses ministres. » Impossible de déclarer avec plus de candeur une antipathie d'ailleurs motivée.

Pourtant elle allait lui incomber assez souvent, cette besogne qui lui agréait si peu. Déjà sa situation à Metz lui avait valu d'y ètre chargé1, entre les oraisons funèbres de Mme de Monterby et du P. Bourgoing, des louanges d'un certain Henri de Gornay. Ses succès oratoires à Paris et ses liens avec le Collège de Navarre le désignérent, en 1663, pour célébrer, non sans danger d'offenser bien des oreilles, le grand maître de Navarre, Nicolas Cornet, que les luttes des Jansénistes et des Jésuites avaient mis fort en vue. Il était encore plus scabreux de prononcer, comme la reine le lui demanda en 1667, l'éloge d'Anne d'Autriche, qui n'avait pas toujours été la femme prudente et sainte des dernières années de sa vie, et dont, par ailleurs, la régence n'était pas trop aisée à rappeler devant tant de survivants des deux Frondes. Mais la notoriété croissante de Bossuet et ses attaches avec la Cour l'exposaient désormais de plus en plus à ces obligations délicates (oraisons funèbres d'Henriette de France, 1669, d'Henriette d'Angleterre, 1670, de Marie-Thérèse, 1683, d'Anne de Gonzague, 1685, de Le Tellier, 1686, de Condé, 1687). Et sans doute, il n'eût tenu qu'à lui, dans ses fonctions de pré

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cepteur du Dauphin et d'aumônier de la Dauphine, d'en assumer encore plusieurs autres. Il n'accepta que celles dont la reconnaissance, l'amitié1 ou des ordres supérieurs le chargeaient 2. Ajoutons qu'il n'attachait pas plus de prix à ces discours forcément plus travaillés pourtant qu'à ses sermons de tous les jours. Il ne semble même pas que les premières oraisons funèbres furent plus soignées par lui qu'une homélie ordinaire. Celle d'Yolande de Monterby n'est pas terminée dans le manuscrit. Celle de Henri de Gornay n'est qu'une esquisse, et, au moins pour la seconde partie, qu'une suite de notes en vue de l'improvisation. Pour celles du père Bourgoing et de Nicolas Cornet, il ne prit pas garde de conserver le manuscrit, bien que les sujets en fussent assez importants au point de vue ecclésiastique. Ce qui se passa pour l'oraison funèbre d'Anne d'Autriche est encore plus notable. Nous possédons, imprimés, un bon nombre de panégyriques de cette princesse. Il n'y en a peut-être qu'un seul qui n'ait pas été publié. celui que

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Bossuet prononça.
Et le manuscrit même en paraît perdu.
Si, un peu plus tard, il consent à faire paraître les oraisons
funèbres des deux Henriette3, c'est par obéissance, et quand

cette année. L'abbaye de Faremoustier était dans le diocèse de Meaux. Nous ne possédons pas ce discours de Bossuet, non plus que deux allocutions prononcées par lui, l'une le 26 avril 1690, au Valde-Grâce, en déposant sur l'autel le cœur de la Dauphine, dont il était l'aumônier, l'autre le 1er mai, à Saint-Denis, en remettant aux religieuses le corps de la princesse.

1. Anne d'Autriche avait témoigné | à Bossuet, depuis qu'elle l'avait entendu dans un voyage à Metz, en 1658, beaucoup d'intérêt. Ce fut l'affection d'Henriette d'Angleterre qui souhaita de lui le panégyrique de sa mère, et qui, ensuite, lui valut d'être chargé par Philippe d'Orléans de l'éloge de sa femme. Les relations amicales de Bossuet avec la famille de Condé l'obligèrent à louer d'abord la princesse palatine (cf. plus loin, p. 294- 3. Les deux oraisons funèbres 296), puis, ce qu'il fit sans répu-d'Henriette de France et d'Henriette gnance vu leur sympathie mu- d'Angleterre furent d'abord imprituelle, Condé lui-même. De même, mées (in-4°) séparément, chez Crail avait eu pour camarade d'études moisy, en 1669 et 1670, rééditées et il avait gardé pour ami Charles- en 1672, puis en 1680, chez le Maurice Le Tellier, archevêque de même Cramoisy, dans une édition Reims, fils du chancelier. in-12 qui est regardée comme un chef-d'œuvre d'impression ». Les suivantes furent aussi imprimées, d'abord séparément, puis réunies, en 1689, dans un seul volume in-12, chez Dezallier, avec des corrections de Bossuet. C'est ce texte, le der

2. Dans une lettre du 2 août 1685 à Mme de Beringhen, l'abbesse, alors nouvelle, de Faremoustier, Bossuet s'engage à faire l'oraison funèbre de l'abbesse défunte, et il la prononça sans doute en septembre de

il les envoie à Rancé, il s'excuserait presque, si les sujets n'en étaient pas si touchants pour l'âme chrétienne, d'adresser des productions de ce genre au plus austère de ses amis1.

A entendre les détracteurs, et aussi les admirateurs maladroits de Bossuet, l'oraison funèbre aurait été pour lui le travail préféré, celui où le portait son goût, où son talent oratoire se déployait avec le plus de spontanéité et de joie. On voit qu'il n'en est rien, et que, s'il y a réussi, il ne paraît pas s'y être plu. Bossuet, dans le cours de sa carrière si remplie, a fait bien des besognes, et, presque toujours, des besognes qu'il ne choisissait pas, qu'il acceptait par devoir de chrétien et de prêtre; et jamais, parmi tous ces travaux qu'il s'imposait en vue des nécessités pressantes et changeantes de l'Église, il ne se plaignit que d'un seul des oraisons funèbres

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comme

d'un travail « peu utile », nous dit son secrétaire, travail qu'« il n'aimait pas naturellement », et dont son bon sens chrétien apercevait trop les servitudes nécessaires.

II. DE L'INSINCÉRITÉ OBLIGATOIRE DU GENRE DE L'ORAISON FUINEXACTITUDES, OMISSIONS, EXAGÉRATIONS NÉCESSAIRES

NÈBRE.

-

DES Oraisons funèbres DE BOSSUET.

Je dis servitudes « nécessaires », et il devrait suffire de le dire en passant il ne faut pas beaucoup de réflexion pour

nier revu par Bossuet, que nous reproduisons.

1. « Je vous envoie deux oraisons funèbres qui, parce qu'elles font voir le néant du monde, peuvent avoir place parmi les livres d'un solitaire; en tout cas on peut les regarder comme deux têtes de mort assez touchantes. » Lettres diverses, XCIX (à l'abbé de la Trappe).

2. L'abbé Le Dieu, secrétaire de Bossuet, Mémoire sur la vie de Bossuet publié par l'abbé Guettée, p. 182. On a relevé avec raison (Jacquinet, édit. du Discours sur Hist. univ., p. 462) le passage suivant de ce Discours : « ...Il n'était pas permis de louer indifféremment tous les morts; il fallait avoir cet honneur par un jugement pu

blic. Aussitôt qu'un homme était mort, on l'amenait en jugement. L'accusateur public était écouté. S'il prouvait que la conduite du mort eût été mauvaise, on en condamnait la mémoire, et il était privé de la sépulture. Le peuple admirait le pouvoir des lois qui s'étendait jusqu'après la mort, et chacun, touché de l'exemple, craignait de déshonorer sa mémoire et sa famille. Que si le mort n'était convaincu d'aucune faute, on l'ensevelissait honorablement; on faisait son panégyrique, mais sans y rien mêler de sa naissance. >> L'authenticité de cette coutume est très douteuse (cf. plus loin, p. xvII, n. 1), mais l'importance que Bossuet y attribue est assez significative.

s'en convaincre. Mais comme, trop souvent, la critique, sans tenir compte de ces nécessités, a rejeté sur Bossuet des inconvénients dont il ne pouvait mais, et dont « le genre » est responsable; comme de nos jours encore, quand on veut diminuer cette grande gloire, c'est au « panégyriste », au «< thuriféraire », à l'« adulateur » que l'on s'attaque en alléguant les oraisons funèbres, — il importe d'insister sur les raisons qui condamnent forcément les discours de cette sorte à beaucoup d'inexactitude et d'insincérité.

Raison d'humanité, d'abord. Quelque indigne de regrets ou même d'estime que l'on suppose la personne qui vient de mourir, il a pourtant toujours paru aux hommes que le fait même d'être retranché du nombre des vivants doit effacer les antipathies et faire taire les sévérités de ceux qui restent. Le « respect de la mort »>, comme on l'appelle, s'est toujours imposé et s'imposera probablement toujours aux hommes parce qu'il y entre deux sentiments également forts: une honorable répugnance à dire du mal de celui qui n'est plus là pour se défendre, une louable aversion pour une franchise tardive qui ressemblerait à de la lâcheté, et d'autre part, une pitié sympathique, mêlée d'un retour peut-être un peu égoïste sur nous-mêmes pour un de nos semblables, vaincu aujourd'hui dans la même lutte où une force inévitable nous vaincra demain. Si la sagesse populaire déclare qu'« doit aux morts que la vérité », la sensibilité populaire se refusera toujours à admettre que cette justice ne souffre pas de délai et qu'il la faille revendiquer publiquement en face même du cercueil1.

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1. Il serait téméraire d'alléguer à savoir (cf. Maspero, Etudes égyp l'encontre la coutume des Egyptiennes, t. I, p. 129-130) si pendant tiens que Bossuet loue et semble les cérémonies de l'enterrement on envier dans le Discours sur l'His- ne jouait pas la scène du jugement, comme on en jouait beaucoup d'autres. Hécatée serait alors excusable d'avoir raconté ce jugement comme quelque chose de réel. Mais le jugement dont il parle aurait été, selon lui, une véritable action judiciaire avec incertitude du résultat, tandis que, dans la réalité, le jugement des funérailles était apparemment un rite sans sanction.»

toire universelle (voir plus haut, P. XVII, n. 2). Bossuet traduit et cite Diodore de Sicile, lequel ne fait que copier, en cet endroit, le roman historique d'Hécatée d'Abdère. Or Hécalée nous écrit à ce sujet le maître de l'égyptologic contemporaine, M. Maspero transporté ici-bas le jugement de l'âme qui se faisait dans l'autre monde. « C'est une question de

a

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