Page images
PDF
EPUB

23634

DE

LITTERATURE

FRANÇAISE,

PAR

8

√76

M. Villemain,

MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE,
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS.

TABLEAU DU XVIII SIÈCLE.

3

TOME III.

BRUXELLES.

SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE,

HAUMAN ET C.

DE LITTÉRATURE

FRANÇAISE.

Première Leçon.

Rapport de l'Angleterre et de la France.-Influence respective des deux littératures l'une sur l'autre. État moral et social, de l'Angleterre au commencement du XVIIIe siècle. Les lettres y étaient moins considérées et moins puissantes qu'en France à la même époque. Réveil du sentiment religieux et poétique. Thompson. Young. Caractères de ces deux poëtes.

[ocr errors]

MESSIEURS,

Depuis la dernière séance, j'éprouve une espèce de remords que vous trouverez peut-être trop fondé. Je crains d'avoir fatigué votre attention par des détails qui n'offraient ni beaucoup d'instruction ni beaucoup d'intérêt. Que voulez-vous? lorsque je parle de Rousseau, en mêlant à des observations sévères, quelque

[blocks in formation]

fois dures, le langage de l'admiration qu'il est impossible de lui refuser, on me reproche, dans des écrits publics et violents, d'avoir fait l'apothéose de ce vil, de cet infâme Rousseau. J'ai donc cessé d'en parler; et je serai ennuyeux, parce que cela est plus orthodoxe. Et cependant, messieurs, vous savez, je ne dis pas avec quelle sévérité (car l'expression de la conscience n'est ni de la sévérité ni de l'indulgence; elle est involontaire, elle est impérative pour celui qui la ressent et qui la manifeste); vous savez avec quelle conscience j'ai dit le bien, le mal; j'ai longtemps appuyé sur les erreurs qui avaient souvent obscurci, dans Rousseau, l'éclat d'une imagination forte, et d'une âme naturellement portée aux choses élevées ; vous savez comment j'ai même emprunté, à l'histoire de son siècle, tout ce qui pouvait expliquer plutôt que justifier les torts où fut entraîné son génie. Eh bien! tout cela ne suffit pas. Cependant ce n'est pas ma faute, si sa parole, puissante comme le glaive et comme le feu, agitait les âmes de ses contemporains; je ne suis pas un homme de son siècle; je ne suis pas M. de Malesherbes; je n'ai pas, dans mon enthousiasme, corrigé secrètement les épreuves de l'Emile; je n'étais pas M. de Luxembourg, ou le prince de Conti; je n'ai pas, malgré les préjugés du rang et les scrupules de la croyance, accueilli dans mon château J.-J. Rousseau, philosophe démocrate et libre penseur; je n'ai point consolé ses revers, idolâtré sa gloire présente et factieuse, dit-on. C'est après soixante ans que, par

curio

sité, par étude, ouvrant un livre dont les pages sont encore animées d'une éloquence qui ne passera pas, je rends compte des impressions d'enthousiasme, d'étonnement, de doute, de blâme, que ce livre fait naître en moi; je vous les communique sans art; vous les jugez vous-mêmes je ne veux ni vous imposer l'admiration, ni vous défendre la censure; je vous ai dit seulement la vérité; et c'est la vérité qu'on accuse (applaudissements).

Aujourd'hui, messieurs, que j'ai en partie acquitté cette tâche si difficile, si contestée, lors même que l'accomplissement en est le plus impartial et le plus sincère, je vais tourner mes recherches vers un pays étranger, vers une autre littérature. Cependant, ce n'est pas une désertion timide de mon sujet qui me conduit en Angleterre ; non! Je vous ai souvent indiqué, et j'ai toujours tâché de faire ressortir cette analogie, soit d'imitation, soit d'opposition, qui rapproche deux grands peuples.

Lorsque Périclès voulut faire l'éloge des guerriers d'Athènes morts dans un combat, il employa près de la moitié de son discours à parler indirectement des Lacédémoniens. Entre deux peuples qui se sont élevés à la fois, entre deux nations prédominantes et voisines, il y a, pour ainsi dire, une liaison intime qui ne permet ni que les destinées de leur gloire, ni que les torts de leur génie soient distincts et séparés. Une foule de points de vue curieux, de perspectives intéressantes pour l'histoire de l'esprit humain, se lient

« PreviousContinue »