Page images
PDF
EPUB

phes dont nous parlons ne vous offrent que le choix d'erreurs qui le tuent.

Bien plus encore; leurs écoles sont de véritables maisons de jeu. Dans ces maisons, on le sait, de pauvres dupes, alléchés par l'appât du gain, finissent par y laisser toute leur fortune; dans les écoles dont il s'agit, de pauvres ignorants, attirés par le désir de la science, finissent par y perdre toute leur foi, le plus précieux patrimoine que des mères chrétiennes leur avaient légué. On n'y apprend qu'à douter de ce dont on était certain, à ignorer ce qu'on connaissait, à renier ce qu'on croyait, à se débarrasser de toute vérité dont on était en possession. La négation de tout est la seule affirmation, le néant de toute croyance la seule partie positive de cet enseignement. Est-ce que nous les calomnions, ces philosophes? est-ce que nous exagérons les ravages de leur philosophie? Voici une belle âme, une intelligence d'élite qui vient de sortir de leurs mains, formée au moule de leurs doctrines, créée de nouveau à la ressemblance de leur esprit. C'est M. Jouffroy. Interrogeons-le, afin qu'il nous dise le bagage qu'il apporte chez lui en quittant une école célèbre, les provisions de vérités et d'idées morales qu'il y a faites, et qui doivent former pendant toute sa vie la nourriture de son esprit, la règle de sa conduite. Il ne nous trompera pas, l'hypocrisie et le mensonge répugnant à une noble nature comme la sienne. Il nous dira exactement ce qu'il en est de cet enseignement funeste, par lequel, comme sous de nouvelles fourches Caudines, la jeunesse française a été, depuis un demi-siècle, obligée de passer. « Hélas! nous dit-il, né de parents

<< pieux, et dans un pays où la foi catholique était encore pleine de vie au commencement de ce siècle, j'avais

« été accoutumé de bonne heure à considérer l'avenir

a

"

«

de l'homme et le soin de son âme comme la grande << affaire de ma vie; et toute la suite de mon éducaation avait contribué à former en moi ces dispositions « sérieuses. Pendant longtemps les croyances du christianisme avaient pleinement répondu à tous les be« soins et à toutes les inquiétudes que de telles dispo «<sitions jettent dans l'âme. Aux questions qui étaient • pour moi les seules qui méritassent d'occuper l'homme, la religion de mes pères donnait des ré« ponses; j'y croyais, et, grâce à ces croyances, la vie présente m'était claire, et par delà je voyais se dé« rouler sans nuage l'avenir qui doit la suivre. Tranquille sur le chemin que j'avais à suivre dans ce « monde; tranquille sur le but où il devait me conduire « dans l'autre ; comprenant la vie dans ses deux phases, << et la mort qui les unit; me comprenant moi-même; «< connaissant les desseins de Dieu sur moi, et l'aimant « pour la bonté de ces desseins, j'étais heureux de ce « bonheur que donne une foi vive et certaine en une « doctrine qui résout toutes les grandes questions qui « peuvent intéresser l'homme.

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

Mais, dans le temps où j'étais né, il était impossible « que ce bonheur fût durable; et le jour était venu où, «< du sein de ce paisible édifice de la religion qui m'aavait recueilli à ma naissance, et à l'ombre duquel ma

[ocr errors]

jeunesse s'était écoulée, j'avais entendu le vent du «< doute qui de toutes parts en battait les murs, et * l'ébranlait jusque dans ses fondements.

« La divinité du christianisme une fois mise en doute aux yeux de ma raison, elle avait senti trembler dans leur fondement toutes ses convictions.... C'est sur cette pente que mon intelligence avait glissé, et que « peu à peu elle s'était éloignée de la foi.

a

Je sus alors qu'au fond de moi-même il n'y avait plus rien qui fût debout; que tout ce que j'avais cru . « sur moi-même, sur Dieu et sur ma destinée en cette vie et en l'autre, je ne le croyais plus: puisque je re« jetais l'autorité qui me l'avait fait croire, je ne pou« vais plus l'admettre, je le rejetais.

« Ce moment fut affreux; il me sembla sentir ma « première vie, si riante et si pleine, s'éteindre, et der«rière moi s'en ouvrir une autre, sombre et dépouillée, « où désormais j'allais vivre seul, seul avec ma fatale • pensée qui venait de m'y exiler, et que j'étais tenté de maudire. Les jours qui suivirent cette découverte « furent les plus tristes de ma vie. Dire de quels mou⚫vements ils furent agités serait trop long...; mon àme ne pouvait s'accoutumer à un état si peu fait pour la faiblesse humaine; par des retours violents, elle cherchait à regagner les rivages qu'elle avait ⚫ perdus.

Mais les convictions renversées par la raison ne peuvent se relever que par elle... Ne pouvant supa porter l'incertitude sur l'énigme de la destinée humaine, n'ayant plus la lumière de la foi pour la résoudre, il ne me restait que les lumières de la raison pour y pourvoir. Je résolus donc de consacrer tout

[ocr errors]

le temps qui serait nécessaire, et ma vie s'il le fallait, « à cette recherche. C'est par ce chemin que je me

trouvais amené à la philosophie, qui me sembla ne « pouvoir être que cette recherche même.

"

[ocr errors]

« Mon intelligence, excitée par ses besoins et élargie « par les enseignements du christianisme, avait prêté << à la philosophie le grand objet, les vastes cadres, la « sublime portée d'une religion. Elle avait égalé le but « de l'une à celui de l'autre, et n'avait rêvé de différence entre elles que celle des procédés et de la mé«thode. La religion imaginant et imposant, la philosophie trouvant et démontrant, telles avaient été ses « espérances quand j'entrai à l'École normale: et que trouvait-elle? Toute cette lutte qui avait ranimé les échos endormis de la Faculté, et qui remuait les têtes de mes compagnons d'étude, avait pour objet, pour unique objet... la question de l'origine des idées. C'était là tout; et, dans l'impuissance où j'étais alors « de saisir les rapports secrets qui lient les problèmes « en apparence les plus abstraits et les plus morts de

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

«

[ocr errors]
[ocr errors]

la philosophie aux questions les plus vivantes et les

plus pratiques, ce n'était rien à mes yeux... Je ne pouvais revenir de mon étonnement qu'on s'occupât « de l'origine des idées avec une ardeur si grande, qu'on eût dit que toute la philosophic était là, et qu'on laissât de côté l'homme, Dieu, le monde et les rapports qui les unissent, l'énigme du passé et les mystères de l'avenir, et tant de problèmes gigantes«ques sur lesquels on ne dissimulait pas qu'on fût sceptique... Toute la philosophie était dans un trou « où l'on manquait d'air, et où mon âme, récemment « exilée du christianisme, étouffait; et cependant l'au«torité des maîtres et la faveur des disciples m'impo

[ocr errors]

a

[ocr errors]
[ocr errors]

saient, et je n'osais montrer ni ma surprise ni mon désappointement.

• Ainsi s'écoulèrent pour moi les deux premières ⚫ années de mon professorat; et si l'on veut réfléchir « aux travaux qui les remplirent, on croira facilement qu'ils ne laissèrent aucune place à l'examen de ces questions générales dont je m'étais plaint d'abord de ne point trouver la solution dans l'enseignement de a M. Cousin. J'étais appelé à mon tour à professer • une science dont je ne savais pas même l'objet. Je dois même ajouter, pour être vrai, que l'ajournement de ces questions m'était devenu moins péni- ble... Toutefois, la préoccupation n'en était pas éteinte dans mon cœur; elle y subsistait tout entière; ⚫ et, par intervalle, quand j'avais quelques heures à rèver la nuit à une fenêtre, ou le jour sous les om. brages des Tuileries, des élans intérieurs, des atten⚫ drissements subits, mé rappelaient à mes croyances passées et éteintes, à l'obscurité, au vide de mon âme, « et au projet toujours ajourné de le combler. »(Extrait de Pierre Leroux: De la Mutilation d'un écrit de Jouffroy.)

[ocr errors]
[ocr errors]

Or, si tous les infortunés élèves de cette philosophie voulaient être francs, ils ne feraient que répéter ces mêmes aveux, ils ne feraient que confirmer cette triste vérité : Qu'en perdant la foi à ces écoles, ils n'y ont trouvé, pour se dédommager de cette perte, qu'un vide immense qui désole leur esprit, qu'un doute affreux qui ronge leur cœur, qu'un désespoir froid qui leur rend la vie un pesant fardeau.

En pensant donc que des millions d'àmes, que tout

« PreviousContinue »