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plaçons ici, afin de le faire servir à mieux comprendre la grande thèse que nous avons établie dans la conférence qui précède, et qui sera encore développée dans celles qui suivront.

Nous diviserons ce petit essai en trois parties: dans la première, il sera question de l'athéisme; dans la seconde, de l'épicuréisme; dans la troisième, du scepticisme des anciens. philosophes.

On conçoit bien que ce n'est ici que l'esquisse, l'échantillon d'un ouvrage qu'il serait si facile de faire sur le même sujet. Mais il y en aura assez, nous le croyons, pour se convaincre que, le dogme de la création une fois nié ou ignoré, l'athéisme, l'épicuréisme et le scepticisme, c'est-à-dire la perte de toute raison, de toute science et de toute vérité, sont des conséquences logiques, nécessaires et inévitables.

§ II. Autorité de Cicéron en matière de philosophie. Prétention inadmissible des rationalistes modernes, de connaitre mieux que Cicéron les philosophes anciens, et résultat de leurs travaux philosophiques. La mobilité d'esprit des anciens philosophes, cause unique de la diversité des jugements des auteurs sur leurs opinions. Misère de la philosophie allemande. Le génie philosophique des peuples du nord et de ceux du midi.

Mais, avant d'entrer en matière, je dois faire une observation touchant Cicéron, sur le témoignage duquel je me suis principalement appuyé et vais m'appuyer encore pour juger l'ancienne philosophie.

Dans ma première Conférence, § 13 et 19 (t. I, p. 63 et 94), par des considérations dont il ne me paraissait pas facile qu'on eût pu atténuer la portée, j'avais établi la compétence du philosophe romain et la justesse de ses jugements sur les systèmes de l'ancienne philosophie. Mais ces considérations,-que d'ailleurs je n'ai pu développer, n'ont pas obtenu l'assentiment de quelques esprits difficiles; et ils n'en persistent pas moins affirmer que Cicéron n'étant pas un penseur aussi profond qu'il était grand écrivain, on ne peut se fier à la manière dont il a jugé certains systèmes des anciens sages; et

que j'ai tort de m'appuyer sur son témoignage, touchant les doctrines des anciennes écoles.

Les modernes rationalistes, particulièrement de l'école allemande, prétendent même qu'à la suite de leurs profondes études, de leurs immenses recherches sur les documents qui nous restent de la philosophie de l'ancien monde, et que de récentes découvertes ont augmentés, ils connaissent mieux cette philosophie dans son ensemble que les anciens, et que Cicéron luimême.

Je n'ai pas à examiner jusqu'à quel point une pareille prétention peut être admissible. Je n'ai pas à examiner si l'on peut croire que les modernes, survenus deux mille ans après Cicéron, ne possédant que des lambeaux de certains livres des anciens philosophes, ne connaissant leurs doctrines que par des citations incomplètes, des textes épars çà et là, peuvent mieux comprendre ces mêmes doctrines qu'on ne les comprenait au temps de Cicéron, lorsqu'on possédait les livres des anciens dans leur intégrité, et qu'on les étudiait dès l'enfance sur la face des lieux, en Grèce même, où les traditions des anciens systèmes étaient encore toutes vivantes dans les différentes écoles et toutes en action dans la société. Je n'ai point à examiner s'il est possible que les modernes comprennent Platon, par exemple, mieux que Cicéron, qui possédait la langue grecque autant que la romaine, et qui, ainsi qu'il nous l'affirme luimême, avait passé toute sa vie en compagnie de Platon: Cum eo vitam duxisse videor; tant il avait lu, étudié, approfondi les doctrines de ce philosophe, et se l'était assimilé et s'en était fait une seconde nature!

Ce qui est hors de toute contestation est que les appréciations cicéroniennes des anciens systèmes, à de rares exceptions près, qui ne portent que sur des détails fort peu importants, sont au fond conformes à celles que nous ont laissées Aristote, Laërce, Plutarque, les anciens Pères de l'Église, et beaucoup d'autres auteurs qui ont précédé ou suivi de près l'époque de Cicéron.

Je puis encore ajouter que ces appréciations du philosophe romain viennent d'être aussi confirmées par les rapprochements et les prétendues découvertes des modernes rationalistes euxmêmes. Il est vrai que Cicéron n'a pas assez nettement distingué, par exemple, le panthéisme idéaliste du panthéisme ma

térialiste de certains philosophes, formant deux systèmes et deux grandes écoles différentes chez les Grecs aussi bien que chez les Indous. Mais puisque dans le panthéisme matérialiste Dieu n'était qu'un mot, et que ce système n'aboutissait au fond qu'au matérialisme pur, à l'athéisme des écoles de Démocrite, de Leucippe et d'Épicure, Cicéron a pensé qu'il ne valait pas la peine de l'en distinguer; d'autant plus que même le panthéisme idéaliste des anciens, tout autant que celui de nos temps, n'était au fond qu'un athéisme déguisé, et dès lors il perdait toute importance, comme système à part. C'est peut-être pour cela que le bon sens de Cicéron n'y a pas beaucoup insisté, et a tout bonnement ou à peu près rangé ses sectateurs parmi les athées.

Au fond, quel est le résultat des travaux des modernes sur la philosophie ancienne? On n'a qu'à consulter les cours de M. Cousin, où ces travaux philosophiques des écoles anglaise et allemande se trouvent résumés avec une admirable clarté. D'après ce philosophe, ces travaux n'ont fait que constater les quatre périodes ou phases qu'aux Indes, à la Chine, en Perse, en Égypte, en Grèce et à Rome, a constamment suivies la philosophie ancienne. D'abord elle s'est détachée du dogme religieux, et a voulu marcher toute seule. Ensuite elle s'est divisée et sous-divisée en une infinité de systèmes et de sectes se faisant toujours la guerre, s'établissant les unes sur les ruines des autres, sans avoir jamais pu rien établir de vrai et de certain, ni s'entendre sur rien. En troisième lieu, découragée par ces guerres acharnées, la philosophie s'est jetée dans le scepticisme et l'athéisme. Mais c'était le néant; et la raison humaine a besoin de s'arrêter à quelque chose. C'est pour cela que, à sa quatrième période, la philosophie, revenue sur ses pas, a inventé une espèce de panthéisme mystique qu'elle a fait partout servir au soutien de l'idolâtrie; et ç'a été là sa dernière découverte et sa dernière doctrine. Eh bien! les travaux de Cicéron sur la philosophie ancienne ne constatent précisément que ces mêmes phases de l'ancienne philosophie; et, presque dans les mêmes termes que les modernes, il en a formulé les mêmes résultats. Comment se serait-il done mépris, trompé dans ses jugements sur la philosophie et les philosophes ?

Bien des fois, dans sa manière d'apprécier certaines doc

trines, Cicéron a l'air de se trouver en contradiction avec d'autres écrivains de l'antiquité et avec lui-même. Mais cela tient à la mobilité proverbiale des anciens philosophes dans leurs opinions. Cicéron n'a-t-il pas fait la remarque qu'on pouvait faire un ouvrage complet sur la mobilité de Platon et sur la légèreté d'Aristote? De Platonis inconstantia longum esset dicere. Aristoteles multa turbat. Il nous a même donné un résumé des variations des sectes philosophiques anciennes, qu'on peut voir au volume premier de nos Conférences (pag. 70-72). Tout comme les protestants de nos jours, et, par la même raison, ne possédant pas et n'ayant pu jamais parvenir à se formuler un système uniforme et unique, un symbole de doctrines qu'ils eussent pu suivre pendant toute leur vie, les anciens philosophes changeaient à chaque instant d'opinion sur les plus graves sujets. On trouve souvent dans leurs écrits l'affirmation et la négation, l'apologie et la censure de la même doctrine. De là l'impossibilité de les mettre d'accord avec eux-mêmes, et de là aussi la diversité des jugements que des auteurs différents ont prononcés sur leurs systèmes et sur leurs personnes mais cette diversité de jugements n'a pas moins sa raison dans ce que ces philosophes ont, en temps différents, vraiment écrit et vraiment fait; et ces jugements, tout contradictoires qu'ils paraissent, ne sont pas moins tous également exacts.

Enfin, plein d'estime pour la noble et généreuse nation allemande, je ne suis pas fou de ses philosophes, Leibnitz excepté. Par leurs recherches si opiniâtres, par leurs immenses travaux, à quoi ont-ils abouti? Ils ont abouti à démolir tout reste de vérités chrétiennes, de vérités primitives, traditionnelles, que trois siècles de protestantisme avaient laissé debout. Loin d'avoir découvert aucune vérité nouvelle, ils n'ont pas même inventé une nouvelle erreur. C'est toujours ou le dualisme, ou le panthéisme, ou l'athéisme, ou le matérialisme et le scepticisme des anciens, qu'ils ont exhumés et présentés au monde, avec des habits nouveaux qui ne valent pas les anciens. En lisant leurs écrits, on croit lire les écrits des philosophes païens, sauf qu'on n'y trouve pas la franchise, la clarté et le style de ces der niers.

La philosophie allemande, à y regarder de près, n'est que

l'effort d'esprits malades de la maladie d'orgueil, pour faire accepter des mots sans signification, des idées sans réalité, des doctrines sans importance, lorsqu'elles ne sont pas funestes; et cet effort a et doit avoir du succès chez un peuple chez lequel le spéculatif l'emporte souvent sur le pratique, l'idéal sur le réel, l'abstrait sur le concret. En prenant l'obscur pour le profond, l'inintelligible pour le vrai, ce peuple n'admire, n'accepte, pour de la philosophie, que ce qu'il ne comprend pas, et ne regarde comme philosophes que ceux qui ne se font pas comprendre et ne se comprennent pas eux-mêmes. De là ce jargon auquel personne n'entend rien, pas même ceux qui en font usage, et qui fait tous les frais de la philosophie de ce pays. Il n'y est question que du moi, de la raison pure, de la raison réflexe, de la raison transcendante, du subjectif, de l'objectif, de l'absolu, du fini, de l'infini, de l'indéfini, et d'autres mots pris à contre-sens, et dont on fait un détestable abus. Mais dépouillez ces doctrines creuses, ces fictions d'imaginations en délire, bien plus que d'intelligences aveugles, de tout ce galimatias aussi insupportable au goût qu'il est obscur pour la raison; traduisez-les dans un langage intelligible: qu'est-ce que vous y verrez? Rien d'original, excepté la hardiesse du paradoxe et le courage de l'absurde; mais, en revanche, vous y verrez toutes les platitudes, toutes les grossièretés, toutes les contradictions, toutes les erreurs de l'ancienne philosophie, comme au fond d'un vase de vinaigre on ne trouve que des insectes.

Le génie méridional a toujours entendu autrement la philosophie. Ce qu'il cherche d'abord dans tout écrit philosophique, c'est le positif de la pensée et la clarté du style; et si le style s'y élève jusqu'à l'élégance, tant mieux. C'est ce qui a fait la fortune des écrits de Platon et de Cicéron chez les anciens, et de Malebranche chez les modernes. Mais de ce que Cicéron est clair et élégant, il n'en est pas moins le plus grand des métaphysiciens anciens, après Platon et Aristote, tout comme Malebranche, malgré ses erreurs, est, sans contredit, le plus grand des métaphysiciens de ces derniers temps, y compris Vico, Leibnitz et Descartes.

Il n'y a donc pas à se méfier des appréciations de la philosophie et des philosophes anciens par Cicéron. Pour en avoir exposé

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