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théophobe; le nom seul de Dieu lui faisait faire d'horribles grimaces, et lui faisait éprouver des attaques nerveuses. Il ne pouvait l'entendre prononcer ce nom, et moins encore le prononcer luimême, fût-ce par plaisanterie, sans se trouver mal. Ainsi, il n'en continua pas moins à crier tout haut contre toute religion, contre tout Dieu, et à braver les foudres du ciel et les punitions de la terre.

Cette franchise de Lucrèce ne paraît pas avoir été du goût de Cicéron. Homme d'État en même temps que philosophe, il s'en tint, dans sa conduite, à la réserve, à la prudence, ou bien à l'hypocrisie d'Épicure (1). Cicéron, qui savait si bien jouer en public le théiste et même le dévot, s'amusait, lui aussi, comme le lui reproche Lactance, à faire de l'épicurisme en secret; Quoties epicureus est. Car, tout en ayant écrit de belles pages sur

(1) Cicéron, tout en faisant de la morale stoïcienne dans quelques-uns de ses livres, n'en était pas moins un vrai épicurien, par rapport au fond de sa philosophie et à sa conduite. Il nous a révélé lui-même ses turpitudes par rapport aux jeunes gens. (Voy. ESSAI, $9, p. 116). Il a fait des épicuriens les plus grands éloges, en les appelant les meilleurs hommes du monde, les hommes qui s'aimaient le plus entre eux; et il nous a avoué que c'était parmi eux qu'il avait le plus grand nombre de ses amis. Voici ses paroles: Sustinuero epicureos, tot meos familiares, tam bonos et tam inter se amantes viros. (Acad., II.) Il n'en faut donc pas davantage pour conclure qu'un tel panégyriste, un tel ami des disciples d'Epicure, en partageait aussi les sentiments, les doctrines et les opinions. (Pour l'athéisme de Cicéron, voy. Essai, $ 3, p. 93.)

Dieu, il a l'air de s'en moquer lorsque, en parlant du Dieu créateur de l'univers, il a mis dans la bouche de l'un de ses interlocuteurs ces mots d'un cynisme révoltant, d'une froide impiété : « Je voudrais bien savoir qui a donné à Dieu de si grandes mains? Où a-t-il trouvé tant de machines? Où a-t-il forgé tant de leviers? Où a-t-il enrôlé tant d'ouvriers pour bâtir et achever cette immense fabrique de l'univers : Quæro : quibus manibus, quibus machinis, quibus vectibus, qua molitione hoc tantum opus fecerit? (De Nat. Deor., I.) »

Ainsi l'ATHEISME, sorti, lui aussi, de la négation du dogme de la création, était plus répandu et avait plus de partisans qu'on ne pense, même parmi les philosophes de la plus haute portée; car, quoique le DUALISME et le PANTHEISME fussent les systèmes les plus universellement suivis, les plus hautement avoués chez les anciens philosophes; le système des ATOMES, renfermant l'athéisme, que Leucippe avait importé d'Égypte, que Démocrite et Épicure acclimatèrent en Grèce, que Lucrèce chanta en bon latin et répandit dans Rome, n'eut pas dans le fait moins de sectateurs. Seulement, même à cette époque, l'athéisme était obligé de voiler sa figure hideuse; il ne se montrait à nu qu'au milieu d'adeptes initiés aux mystères d'impiété de l'école et du temple. On s'était aperçu que ses accents funestes, ses échos, son mugissement d'enfer contre Dieu, tout en sortant des jardins

d'Épicure ou des villas de Cicéron, de Mécénas, d'Horace et de Lucrèce, n'en soulevaient pas moins l'horreur et l'indignation des masses. Car, tout en n'ayant pas d'inquisition, le monde païen a été plus intolérant que le monde chrétien contre les philosophes athées, ou seulement suspects d'athéisme. Le peuple ne leur épargnait pas son exécration et ses anathèmes, et les lois leur réservaient l'ostracisme ou la ciguë (1).

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(1) On sait que Socrate a été condamné à boire la ciguë, rien que pour avoir eu l'air de mettre en doute l'existence des dieux. A cet exemple, Cicéron en ajoute encore un autre qui eut lieu dans la même ville d'Athènes, et pour le même motif. Rappelez-vous, dit-il, ce pauvre Protagore, le plus grand et le plus habile des sophistes des beaux jours de la liberté philosophique. Au commencement de son beau travail sur les dieux, il ne dit que ces mots : « Quant aux dieux, je ne puis rien affir<< mer de certain. Je ne sais pas s'il y a des dieux, ou s'il n'y en « a pas. » Eh bien, cette proposition si sage et si modérée suffit, vous le savez, pour exciter contre Protagore la populace d'Athènes. Le philosophe fut chassé de la ville et de ses terres, et ses livres furent brûlés par les mains du bourreau dans la place publique. Ce ne sont que ces exemples, ajoute Cicéron, qui ont rendu les philosophes très-circonspects, et qui ont empêché un grand nombre d'entre eux de se déclarer franchement athées. Car, que voulez-vous faire, concluait-il, avec des peuples si entêtés dans la croyance à l'existence de Dieu, que non-seulement la négation de cette existence, mais le simple doute sur cette matière attirait sur les philosophes la fureur de la multitude et la vengeance des lois? Protagoras, cujus a te modo mentio facta est, sophista temporibus illis vel maximus, cum in principio libri sic posuisset : « De divis neque ut sint, neque ut non sint, habeo dicere, » Atheniensium jussu urbe atque agro est exterminatus, librique ejus in concione combusti. Ex quo

Voilà donc comment, mes Frères, le DUALISME, le PANTHÉISME, l'ATHÉISME, ces trois vastes systèmes d'erreurs qui partagèrent, en trois grandes sectes différentes, les anciens philosophes, sont tous les trois sortis de la négation du dogme de la création.

19. Mais la raison philosophique ne s'arrêta pas

equidem existimo, tardiores ad hanc sententiam profitendam multos esse factos, quippe cum pœnam, ne dubitatio quidem effugere potuisset. (De Nat. Deor. I.) »

Quant à Épicure, il n'y a pas de doute, Cicéron nous l'assure, que ce fut seulement pour se mettre à l'abri d'une accusation capitale, qu'il n'osa jamais nier ouvertement l'existence des dieux: Quia mihi videtur Epicurus vester de diis immortalibus non magnopere pugnare. Tantummodo negare deos esse non audet, NE QUID INVIDIÆ SUBEAT, AUT CRIMINIS. Ces remarquables passages du philosophe romain prouvent évidemment cinq choses. D'abord, que les peuples ont partout et toujours été très-attachés à la croyance du dogme de l'existence de Dieu, et qu'ils ont toujours exécré et puni les athées. Deuxièmement, que l'immense majorité des philosophes anciens n'étaient au fond de leur cœur que des athées véritables. Troisièmement, que les témoignages qu'ils ont parfois rendus au dogme de l'existence de Dieu leur ont été suggérés par la tradition et la foi universelle des peuples, et arrachés par la force de l'opinion publique. Quatrièmement, que ces mêmes philosophes, au crime d'être des athées, ont ajouté le crime d'être des hypocrites, parlant de Dieu et de la religion aux peuples, pour éviter la haine et la persécution des peuples; et cinquièmement, qu'ils n'ont pas moins travaillé, par des voies détournées, à démolir la foi des peuples dans la Divinité, et à établir l'athéisme; et que ce sont là, à peu près, les véritables services que la raison philosophique ancienne a rendus à l'humanité. (Voyez, du reste, à l'ESSAI, Ire partie, § 4, 5 et 6.)

en si bon chemin, et, marchant toujours dans la même voie, à la lumière ténébreuse de la même négation, poussée par la logique de l'erreur, aussi inexorable et entraînante que la logique de la vérité, elle embrassa encore bien d'autres erreurs qui vinrent faire cortége à l'athéisme, et l'aidèrent à dégrader l'homme et à détruire la société.

Admettant même qu'il existe un Dieu, disait toujours la raison philosophique des anciens, puisqu'il n'a pas créé le monde, le monde ne doit rien à Dieu, le monde ne dépend pas de Dieu. Dieu n'a rien à faire avec le monde, le monde n'a rien à faire avec Dieu. Le monde étant sorti de lui-même, existant par lui-même, se gouverne lui-même. Dieu ne se mêle pas, ne peut pas se mêler des affaires du monde, et le monde ne doit pas se mêler des affaires de Dieu; Quod supra nos, nihil ad nos. La Providence, cette noble dame à laquelle on attribue la présidence et le gouvernement du monde, n'est qu'un personnage poétique, un être de fantaisie, un mot: tout se faisant par les lois nécessaires et éternelles de la nature, ce sont des causes nécessaires et éternelles qui produisent des effets éternels et nécessaires. Car même ce que l'homme croit faire librement, il ne le fait que nécessairement, poussé par une force aveugle à laquelle il obéit sans s'en douter, et croyant n'obéir qu'à lui-même. Tout est nécessaire dans ce monde, et rien n'est libre, rien n'est contingent. La néces

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