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Je pense aussi que ce qu'on appelle Jupiter n'est autre chose que la force de la loi perpétuelle et éternelle qui est le guide de la vie humaine et le fondement de tous les devoirs. Mais dans tout cela, vous le voyez bien, il n'y a rien qui ressemble à l'idée qu'on se forme généralement de Dieu (1).

Libre à vous autres, s'écria Diagore, de ne rien comprendre à Dieu, ou de le comprendre comme une réalité quelconque; pour moi, je crois comprendre, comme si je le voyais, que Dieu n'est qu'un mot qui ne signifie rien, et qui n'a rien de sérieux.

A la bonne heure, répondit Théodore; c'est cela; et moi aussi je n'ai cru et je ne crois que cela (2).

C'est aussi mon avis, ma conviction profonde, dit en souriant Épicure. J'ai toujours regardé Dieu comme une véritable plaisanterie, dont cependant, afin de ne pas choquer trop les préjugés populaires, ni nous brouiller avec le parquet, il

Dieu, n'est que le résumé de tout ce que la raison philosophi que païenne avait su imaginer sur ce grave et important sujet. On peut donc appliquer aux philosophies anciens la grande sentence que Bossuet a prononcée sur les horribles égarements du paganisme, et dire que, pour les philosophes aussi, TOUT ÉTAIT DIEU EXCEPTÉ LE DIEU VÉRITABLE.

(1) « Idemque etiam legis perpetuæ et æternæ vim, quæ quasi « dux vitæ et magistra officiorum sit, Jovem dicit esse.... Quo « rum nihil tale est, ut in eo vis divina inesse videatur (CICERO, de Nat. Deor., II). »

(2) « Quid? Diagoras, atheos qui dictus est, posteaque Theo« dorus, nonne aperte deorum naturam sustulerunt (CICERO, a de Nat. Deor., I). »

importe que nous conservions le mot, tout en nous moquant de la chose (1).

Pardon, mon grand et incomparable maître, lui dit respectueusement Lucrèce, si je ne partage tout à fait, en cela, votre avis; lorsqu'il s'agit de Dieu, je crois, au contraire, que nous devons travailler à en détruire même le mot. L'humanité ne peut être heureuse que lorsqu'on aura fait disparaître ce fantôme de Dieu, inventé par la peur, imposé par la force, maintenu par le fanatisme, et exploité par l'imposture, par la tyrannie et par la superstition. Je vous avoue que je ne pense qu'avec bonheur au moment où nos efforts pour abattre et faire fouler aux pieds toute religion avec tout Dieu, nous auront obtenu cette grande victoire sur les préjugés, qui nous fera regarder comme des génies descendus du ciel (2).

17. Vous avez parfaitement raison, lui dit Épicure; et je ne saurais assez admirer et louer votre zèle et votre intérêt pour le bonheur des hommes. Mais permettez-moi de vous dire que ce zèle et cet intérêt sentent un peu l'ardeur et l'inconsidération de votre âge. Vous êtes encore trop jeune, mon cher Lucrèce, pour bien comprendre que, pour

(1) Epicurus re tollit, oratione relinquit Deus. (CIC., de Nat. Deor., lib. I.)

(2) « Quare relligio pedibus subjecta vicissim

• Obteritur, nosque exæquat victoria cœlo. » (Lib. I, v. 80.)

faire du bien aux hommes sous le rapport dont il s'agit, il faut avoir des ménagements, des égards pour les objets de leur vénération, aussi injuste et cruelle qu'elle est stupide. Faute de ces précautions que la prudence suggère, et qui seules peuvent assurer la tranquillité du philosophe et le succès de la philosophie, on risque de tout brouiller, de tout compromettre, de tout perdre. Croyezvous que je ne tiens pas autant que vous et plus que vous à délivrer l'homme des craintes insensées de la superstition? Je le jure par Hercule, que toute ma vie je n'ai voulu, je n'ai fait autre chose, dans l'intérêt de tout le monde aussi bien que dans mon propre intérêt. Mais je m'y suis pris de manière à atteindre mon but, sans me créer des ennuis. J'ai eu l'air d'admettre les dieux, et même de les vénérer et de les chérir; mais, en en conservant le nom, j'en ai démoli la réalité.

Comprenez donc bien l'esprit et la marche de ma philosophie. D'abord, on ne peut nier que nous n'ayons tous naturellement en nous l'idée innée que les dieux existent, et qu'ils sont éternels et heureux. C'est un malheur, j'en conviens, qu'une pareille idée; mais que voulez-vous que j'y fasse ? Ce n'est pas moi, c'est la nature, ce sont les atomes qui ont fait l'homme ainsi; je ne sais trop par quelle fantaisie. Nous avons beau faire et dire que l'objet de cette idée n'est pas réel; cette idée ne nous poursuit pas moins, cette idée n'est pas

moins sculptée profondément par la nature même dans l'esprit de tous les humains. La chose étant ainsi, j'ai dû, pour ne pas blesser cette opinion générale, ce penchant naturel, formuler ainsi la doctrine des dieux :

« Tout ce qui est éternel et heureux n'a rien qui « le fatigue et le trouble, et ne peut fatiguer « ni troubler personne. Content de lui-même, il « ne s'occupe de rien en dehors de lui-même. Il « n'y a donc rien à espérer de son indulgence, ni << rien à craindre de sa colère. L'indulgence et « la colère sont des sentiments propres aux imbéciles, et qui ne peuvent pas se trouver en Dieu. » Or, cette doctrine suffit à elle seule pour le double but que la vraie philosophie doit se proposer en cette importante matière, c'est-à-dire qu'elle laisse subsister le culte des dieux, puisqu'on veut de ce culte à tout prix, et en même temps elle délivre les hommes des vaines frayeurs des dieux. D'après cette doctrine, d'un côté, nous laissons les hommes vénérer cette nature divine qu'ils croient excellente, très-heureuse et éternelle, et dès lors digne d'un culte quelconque, -un culte quelconque étant dû à ce qu'on croit parfait, et en même temps nous détruisons tout motif de crainte que les hommes peuvent trouver dans la force et la colère des dieux. Car, d'après les principes que j'ai établis, une nature immortelle et heureuse n'est pas susceptible de faire grâce ni de se courroucer; et

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dès lors on n'a rien à craindre du côté des dieux. Mes sectateurs dévoués, qui ont bien approfondi ma philosophie, y ont vu la solution claire et facile de ce grand problème que la philosophie s'était proposé depuis longtemps sans avoir pu le résoudre ; c'est-à-dire : « trouver le moyen de laisser le culte des dieux, le culte de natures excellentes et parfaites, pour l'amusement des dévots; et délivrer les hommes de la crainte des châtiments divins, en les assurant que les dieux ne veulent ni se donner aucun souci eux-mêmes, ni causer la moindre peine aux autres. » Et eux, ces chers disciples, m'en ont fait leurs remerciments, m'en ont glorifié, m'ont appelé le premier philosophe qui ait su délivrer les hommes des frayeurs de l'avenir, et leur rendre la liberté entière de penser et de vivre, dont ils ont besoin (1).

(1) « Hanc πрóàŋчʊv habemus, ut deos beatos et immortales putemus. Quæ enim nobis natura informationem deorum ipso<< rum dedit, eadem insculpsit in mentibus, ut eos æternos et beatos haberemus. Quod si ita est, vere exposita illa sententia « est ab Epicuro: « Quod æternum beatumque sit, id nec habere « ipsum negotii quidquam, nec exhibere alteri. Itaque neque « ira, neque gratia teneri, quod, quæ talia essent, imbecilla es« sent omnia. » Si nihil aliud quæreremus, nisi ut deos pie cole« remus, et ut superstitione liberaremus, satis erat dictum. Nam et præstans deorum natura hominum pietate coleretur, cum ■ et æterna esset et beatissima. Habet enim venerationem justam quidquid excellit: et metus omnis a vi atque ira deorum pulsus esset. Intelligitur enim, a beata immortalique natura

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