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est celle-ci Qu'ils ont été connus dans tous les temps, et qu'ils ont toujours été regardés comme vrais et certains par tous les hommes. Mais quoique ces mêmes vérités, que j'ai prises pour mes premiers principes, aient toujours été connues par tous les hommes, personne, que je sache, ne s'est aperçu, jusqu'à présent, que c'est par ces mêmes principes qu'on peut parvenir à la connaissance de toutes les choses de ce monde : Ea autem valde clara esse facile probo: primo Ex modo quo illa inveni... Altera ratio quæ principiorum evidentiam probat, hæc est: İlla OMNI TEMPORE cognita; quin imo pro veris et indubitis A CUNCTIS HOMINIBUS habita fuisse. Verum, etiam si omnes veritates illæ, quas pro principiis meis habeo, semper et ab OMNIBUS cognitæ fuerint, NEMO tamen, quod sciam, HACTENUS fuit qui cognoverit : omnium aliarum rerum, quæ in mundo sunt, notitiam ex iís deduci posse (Ibid.).

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Je n'ai pas à m'occuper, dans ce moment, de l'affirmation de Descartes, si tranchante et je dirais presque si prétentieuse et en même temps si ridicule : Que personne, avant lui, n'avait jamais connu que c'est à l'aide de premiers principes qu'on peut raisonner sur tout ce qui est raisonnable, et en découvrir la vérité; en d'autres termes : Qu'avant Descartes et depuis l'origine du monde, on n'avait jamais raisonné. Il faut pardonner ce mot à ce génie, qui, de soldat qu'il était devenant philosophe, n'avait pas tout à fait oublié les franches allures de cet esprit militaire français, qui ne connaît pas de difficulté et ne doute de rien.

Mais je ne puis m'empêcher de m'arrêter un instant à cette évolution soudaine, à cette prudente et habile retraite de Descartes, du terrain dangereux de la philosophie exclusive et absolue du sens privé, où il s'était trop imprudemment engagé, et où une entière défaite ne lui aurait manqué, pas plus qu'elle ne manqua à Platon lui-même. Je ne puis pas m'empêcher de m'arrêter un instant à ce mouvement rétrograde de Descartes pour aller s'abriter sous les remparts de la philosophie du sens commun, des croyances universelles et constantes de l'humanité, puisqu'il a reconnu que la preuve de la vraie évidence est celle-ci: Qu'elle frappe de la même manière tout le monde.

Dans sa lettre à Gassendi, que Descartes appelle CHAIR,

tandis que Gassendi avait appelé Descartes ESPRIT, ce qui, pour le dire en passant, n'a pas été très-poli de la part de Descartes; dans sa lettre, dis-je, à Gassendi, Descartes avait dit, il est vrai, qu'il se considérait comme une intelligence s'étant tellement isolée de tout ce qui était en dehors d'elle-même, et s'étant tellement concentrée en elle-même, qu'elle ne savait pas même si d'autres hommes avaient jamais existé avant lui, ni s'il en existait en même temps que lui; et que, par conséquent, Descartes ne faisait aucun cas de l'autorité du consentement universel, des croyances communes de tous les hommes: Meminisse debes, ó CARO, te hic affari mentem a rebus corporeis sic abductam, ut ne quidem sciat ullos unquam homines ante se extitisse, nec proinde ipsorum auctoritate moveatur. Mais on a eu tort peut-être de prendre ce passage au sérieux, et d'en conclure que Descartes avait voulu chercher la vérité avec sa raison toute seule, et se placer en dehors de toutes les conditions et de toutes les lois de l'humanité. Le contraire nous est attesté par lui-même. Pour Descartes, le critérium propre de la vérité est la perception claire et distincte de la chose perçue, parce qu'il y a rapport nécessaire entre la perception claire et distincte de la chose et la vérité de la chose en elle-même; mais, pour Descartes aussi, la preuve véritable, la preuve formelle de la vérité de cette doctrine est que, DEPUIS L'ORIGINE DU MONDE, TOUS LES HOMMES ONT, TOUJOURS ET PARTOUT, CONNU CETTE DOCTRINE, et L'ONT ADMISE COMME INDUBITABLEMENT VRAIE; Ratio quæ principiorum evidentiam probat, hæc est: Illa omni tempore cognita ; quin imo pro veris et indubitatis a cunctis hominibus habita fuisse.

Et, afin qu'il n'y ait pas de doute que Descartes a, sur cette matière, suivi l'ancienne doctrine, la doctrine des scolastiques, même par les mots, il a appelé, lui aussi, notions communes, ces mêmes principes de l'évidence que les scolastiques appelaient LES CONCEPTIONS COMMUNES DE L'ESPRIT, conceptiones animi communes. Car, dans sa Méthode, Descartes s'exprime dans ces termes : « Quant à ces notions communes, il n'y a pas de doute qu'elles peuvent être aperçues par tout le monde d'une manière claire et distincte; autrement, on ne pourrait pas les appeler DES NOTIONS COMMUNES: Quantum ad has COMMUNES NOTIONES non dubium est quin clare et distincte percipi pos

sint, alioquin enim COMMUNES NOTIONES non essent dicendæ. » Mais qu'on ne croie pas que Descartes ait été content d'avoir assis sur cette base l'édifice de la certitude. Cet homme si extraordinaire et, si l'on veut, si excentrique, avait plus de sagacité dans l'esprit, plus de sens du vrai dans le cœur, que ses adversaires ne lui en ont voulu reconnaître. Bien des fois il s'égare; mais à peine a-t-il glissé dans le sentier de l'erreur, qu'il revient sur ses pas; il est ramené à la vérité par sa foi et par les nobles instincts de son âme. Ainsi, Descartes s'est aperçu, et, bien plus,'il a senti que sa démonstration, tirée du consentement constant et universel de tous les hommes, admettant toujours et partout une chose comme indubitablement vraie, ne démontrait pas d'une manière absolue la vérité de la chose. Car ne pourrait-il se faire, se disait-il, que toute l'espèce humaine se trompe, tout comme se trompent, et bien souvent, les individus? Pour reconnaître à tous les hommes affirmant la même chose l'infaillibilité qu'on ne peut pas accorder à quelques hommes; pour admettre que l'homme se trompe, sans que l'humanité se trompe jamais, et que l'erreur, possible dans le ressort de l'éyidence privée, n'est plus possible dans le ressort de l'évidence commune, il faut une raison, une grande raison; et cette raison, assurant l'infaillibilité à la raison universelle des hommes, doit être puisée en dehors de l'humanité. Or, Descartes n'a trouvé cette raison que dans ces principes de la foi universelle : Dieu ayant créé le monde, et l'homme dans le monde, c'est Dieu qui a donné à l'homme la raison et les sens, comme des moyens naturels, légitimes, de connaître la vérité. Car Dieu, ne pouvant être trompeur, ne pouvant pas vouloir que ses créatures se trompent, n'a pas pu donner à l'homme la raison et le sens comme des moyens d'erreur. Il est donc clair qu'il existe, qu'il doit exister, de par le Dieu infiniment puissant, véridique et bon, un rapport nécessaire entre les perceptions claires et distinctes de l'esprit humain, et la vérité.

« Aussitôt donc, a dit Descartes, que l'occasion s'en présente, je dois examiner: S'il existe un Dieu qui m'a créé, et si ce Dieu peut, oui ou non, être trompeur, et s'il m'a donné, oui ou non, la raison comme un moyen de me tromper. Car, tant que j'ignorerai ces choses-là, je ne puis avoir aucune foi dans ma raison, et je ne puis, même avec des perceptions claires et distinctes,

être certain de rien. Quam primum occurrat occasio examinare debeo an sit Deus? an possit esse deceptor? Hac enim re ignorata, non videor de ulla alia plane certus esse unquam posse. »

Mais qu'on ne croie pas que ce soit là une de ces pensées de Descartes, échappées à la mobilité de son esprit, et qui, énoncées dans un endroit, sont démenties dans un autre. C'est au contraire son idée fixe, son principe immuable, sur lequel il base sa méthode et sa philosophie. Ainsi, loin de l'avoir désavoué quelque part ce même principe, il y revient souvent, il le rappelle souvent dans ses différents écrits, et toujours avec la même force de conviction, avec la même clarté d'expressions, avec le même empressement. Voici quelques-uns de ces passages, où Descartes répète toujours la même doctrine : Que, sans la foi au Dieu créateur, il n'y a pas de certitude.

Dans son discours de la Méthode, il s'exprime ainsi : « Cela « même que j'ai tantôt pris pour une règle, à savoir, que les «< choses que nous comprenons très-clairement et très-distinc«tement sont toutes vraies, N'EST ASSURÉ QU'A CAUSE QUE « Dieu est ou existe, et qu'IL EST UN ÊTRE PARFAIT, ET « QUE TOUT CE QUI EST EN NOUS VIENT DE LUI. D'où il « suit que nos idées ou notions étant des choses réelles et qui << viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies... Mais si nous « ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de « vrai vient d'un étre parfait et infini, POUR CLAIRES ET DIS<< TINCTES QUE FUSSENT NOS IDÉES, NOUS N'AURIONS AU« CUNE RAISON QUI NOUS ASSURAT QU'ELLES EUSSENT LA << PERFECTION D'ÊTRE VRAIES. » (OEuvr., tom. I.)

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A propos de cet axiome: Les trois angles d'un triangle rectiligne sont égaux à deux droits, voici ce que dit encore Descartes : « Il se peut faire aisément que je doute de sa vérité, si j'ignore qu'il y ait un Dieu; car je puis me persuader << d'avoir été fait tel par la nature que je me puisse AISÉMENT « TROMPER, MÊME DANS LES CHOSES QUE JE CROIS COM« PRENDRE AVEC LE PLUS D'ÉVIDENCE ET DE CERTITUDE. << Mais après avoir reconnu qu'il y a un Dieu, pour ce qu'en « même temps j'ai reconnu aussi que toutes choses dépendent de lui, et qu'il n'est point trompeur, et qu'ensuite de cela

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j'ai jugé que tout ce que je conçois clairement et distincte«ment ne peut manquer d'être vrai; encore que je ne pense plus aux raisons par lesquelles j'ai jugé cela être véritable, on ne me peut apporter aucune raison contraire qui me le « fasse jamais révoquer en doute, et ainsi j'en ai une vraie et <«< certaine science. Ainsi je reconnais très-clairement que LA « certitude eT LA VÉRITÉ De toute science dépendent « DE LA SEULE CONNAISSANCE DU VRAI DIEU; en « sorte qu'AVANT QUE JE LE CONNUSSE, JE NE POUVAIS « SAVOIR PARFAITEMENT AUCUNE AUTRE CHOSE.» (Médit., 5. tom. I.)

Dans la même Méditation, Descartes ajoute ce qui suit : «Y a-t-il rien de plus clair et plus manifeste que de penser « qu'il y a un Dieu, c'est-à-dire un être souverain et parfait ? Je « ne m'en tiens pas seulement aussi assuré que tout ce qui « me semble le plus certain; mais, outre cela, je remarque « QUE LA CERtitude de TOUTES LES AUtres choses EN DÉ« PEND SI ABSOLUMENT, que, sans cette connaissance, IL « EST IMPOSSIBLE de pouvoir jamais rien savoir parfaite« ment. »

Il résulte de ce principe qu'il n'y a pas de certitude possible pour l'athée. Descartes n'a pas manqué de déduire cette conclusion « Pour ce qui regarde, dit-il, la science d'un athée, il est

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aisé de montrer qu'il ne peut rien savoir avec certitude et assurance. Car d'autant moins puissant sera celui qu'il recon<< naîtra pour l'auteur de son être (la nature aveugle), d'autant plus aura-t-il l'occasion de douter, si sa nature n'est point tellement imparfaite, qu'il se trompe même dans les choses qui lui semblent très-évidentes; et JAMAIS IL NE pourra • ÊTRE DÉLIVRÉ de ce doute, SI PREMIÈREMENT IL NE RE« CONNAÎT QU'IL A ÉTÉ CRÉÉ PAR UN DIEU, PRIncipe de « TOUTE VÉRITÉ, ET QUI NE Peut pas être TROMPEUR. »> (OEuvr., tom. II.)

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Ailleurs Descartes a dit aussi : « D'où il suit (de la véracité divine) que la faculté de connaître qu'il nous a donnée, et que « nous appelons lumière naturelle, n'aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu'elle aperçoit, c'est-à-dire en ce << qu'elle connaît clairement et distinctement, parce que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur, s'il nous

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