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C'est avec la même verve ironique et la même force de raisonnement que Cicéron continue à constater la discorde complète parmi les plus grands philosophes, et par conséquent l'impossibilité absolue où l'on était de rien considérer comme vrai et certain sur la grande question du souverain bien, des dernières fins de l'homme, de la loi naturelle et des devoirs : Quid habemus in rebus bonis et malis explorati? Nempe fines constituendi sunt ad quos et bonorum et malorum summa referatur. Qua de re est igitur inter summos viros, major dissentio?

Et après avoir énuméré les différentes opinions des philosophes sur ces graves sujets, il s'arrête à l'opinion des stoïciens et à celle des péripatéticiens; et, les mettant en contradiction les unes avec les autres, il se résume ainsi : « La question étant réduite à ces termes, ou c'est le stoicien, ou c'est l'élève de l'ancienne Académie qui a deviné juste: tous les deux ne peuvent pas avoir raison, puisqu'ils se contredisent l'un l'autre, et que leur contradiction n'est pas seulement dans les mots, mais aussi dans les doctrines et les choses. Il faut donc conclure que les évidences respectives qu'ils invoquent pour affirmer chacun d'eux que son opinion est la vraie, ne sont pas toutes les deux des évidences légitimes ni vraies. L'un des deux seulement est sage dans cette question, et y voit clair, et l'autre est un sot qui se trompe et s'égare. Ne pouvant donc décider qui des deux a raison, parce que l'autorité de l'évidence, sur laquelle tous les deux se fondent, est la même, et ne pouvant non plus croire à tous les deux, il ne me reste d'autre parti à prendre que celui de ne croire ni à l'un ni à l'autre ; c'est ce que je fais. Aurais-tu donc le courage de dire que j'agis sans prudence? Erit igitur res jam in discrimine. Nam aut stoicus constituatur sapiens aut veteris Academiæ; uterque non potest; est enim inter eos, non de terminis sed de tota possessione contentio. Non potest igitur uterque sapiens esse quoniam tantopere dissentiunt; sed alter. Si Polemonius, peccat stoicus, rei false assentiens. los quidem nihil dicitis a sapiente tam alienum esse. Sin vera sunt Zenonis, eadem in Peripateticos dicenda. Hic igitur neutri assentiatis. Sin utrique, uter est prudentior?

« Par conséquent, dans la question de la malice des péchés

qui, d'après les stoïciens, est toujours la même, tandis qu'Antiochus soutient obstinément le contraire, je m'arrête à réfléchir laquelle de ces deux opinions est la vraie et la plus sûre à suivre. Est-ce qu'il ne m'est pas non plus permis d'en agir ainsi? Placet stoicis omnia peccata esse paria; at hoc Antiocho vehementer displicet, liceat tandem mihi considerare utram sententiam sequar?

<< Mais ne veux-tu donc pas en finir, me criez-vous à l'oreille? ne veux-tu donc en finir avec tes hésitations et tes suspensions de jugement sans fin? Hâte-toi donc de dire toi-même laquelle de ces deux opinions te paraît évidente, et arrête-toi à elle; décidetoi comme mieux te semble, mais décide-toi pour quelque chose; Præcide, inquis, et statue aliquando quod libet.-Mais comment puis-je le faire? Comment puis-je me décider entre deux opinions qui, se présentant à moi environnées de preuves également fortes et également tranchantes, ne me paraissent pas évidentes ni l'une ni l'autre? N'est-ce pas vous autres stoïciens qui soutenez que c'est une véritable scélératesse que d'adopter une opinion qui n'est pas évidemment vraie? Or, ce dogme nous est commun avec vous. Nous autres académiciens pensons et disons tout de même. Eh bien, afin de ne pas merendre coupable d'une si énorme faute, sais-tu ce que je fais? Je suis votre propre dogme: QUE LE SAGE NE DOIT RIEN ADMETTRE QUI NE LUI SOIT PARFAITEMENT CONNU; je suspends mon consentement; et je n'admets ni l'une ni l'autre opinion de vos grands moralistes; Quid? dicuntur quidem, et acuta mihi ridentur, in utramque partem et paria. Nonne caveam ne scelus faciam? Scelus enim dicebas esse, Luculle, dogma prodere. Contineo igitur me, ne incognito assentiar, quod mihi est et tecum dogma commune.

«Me diras-tu peut-être qu'il faut que j'adopte ton seul système, comme étant le seul vrai? Certainement il est seul, s'il est vrai. Car deux systèmes contradictoires ne peuvent pas être tous les deux vrais. Mais, plaisanterie à part, est-ce nous autres académiciens qui méritons d'être appelés par vous des imprudents, parce que nous ne nous fions pas à notre propre évidence, crainte de nous tromper? ou plutôt n'est-ce pas vous autres stoïciens qui méritez d'être par nous appelés des esprits arrogants et téméraires, parce que, ne sachant rien avec cer

titude, vous osez soutenir que vous êtes les seuls à savoir avec certitude toutes choses? Nostra, inquies, sola vera sunt. Certe sola, si vera: plura enim vera discrepantia esse non possunt. Utrum igitur nos imprudentes qui labi nolumus? an illi arrogantes qui sibi persuadent scire se solos omnia?

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Certainement, vous autres stoïciens, poussez l'arrogance au dernier excès. Vous ne prétendez rien moins que nous offrir le vrai tableau de la science universelle, de nous indiquer la vraie nature de toutes les choses, et, avant tout, la nature du souverain bien; poser les principes qui distinguent le bien du mal, et nous enseigner les vraies fins de l'homme, avec les véritables règles des devoirs et des mœurs et de toutes les actions de la vie entière. Vous nous promettez, en outre, de nous endoctriner dans l'art de disputer, et de nous donner le vrai critérium de la vérité. Or, dans l'amas infini d'objets si divers, de questions si compliquées que renferment ces différents ordres de choses, est-il possible que je ne tombe pas dans l'erreur? Est-il possible que je parvienne sur toutes ces choses à une certitude absolue? Tu ne le prétends pas; tu prétends qu'on ne doit retenir pour certain que ce dont on a une évidence vraie et sincère; sur tout le reste tu passes condamnation et tu me permets de ne pas y croire, mais d'en avoir une simple opinion. Mais par quel moyen, par quel système arriverai-je à distinguer les cas dans lesquels je ne dois pas opiner? Je crains bien que, dans ton arrogante prétention, tu ne vises tacitement qu'à m'imposer ton système, ton moyen, ton critérium souverain de la certitude; et tu n'en peux faire autrement, puisque tu crois que ce système, ce moyen, ce critérium, à toi, est le seul légitime, le seul sincère, le seul vrai. Mais si je me rends à tes désirs, comment ferai-je pour me dérober à l'importunité, à la persécution de tous les autres philosophes qui en croyant, eux aussi bien que toi, que leur système, leur moyen, leur critérium de certitude est le seul légitime, le seul sincère, le seul vrai, veulent m'imposer chacun le sien? Tu tantum tibi arrogas ut exponas disciplinam sapientiæ, naturam rerum omnium evolvas, mores fingas, fines bonorum malorumque constituas, officia describas quam vitam ingrediar, definias. Idemque etiam disputandi et intelligendi judicium dices te et artificium traditurum. Perficies

ut ego, ista innumerabilia complectens, nunquam labar? Quæ tandem ea est disciplina ad quam me deduces, si at hac abstraxeris. Vereor ne subarroganter facias, si dixeris: Tuam, atque ita dicas necesse est; neque vero tu solus, sed ad suam me quisque rapiet.

« Cette discorde des philosophes prétendant, chacun contre tous les autres, que son critérium de la vraie évidence est le seul légitime, me rend incertain sur celui de ces critérium que je dois choisir, et m'empêche d'en choisir aucun. Dès lors je n'ai aucun signe certain de distinguer la vraie évidence de la fausse, et par conséquent de rien admettre comme certain. Ainsi, toute la différence de ma manière de philosopher de la vôtre est en cela que vous autres, en vous retranchant dans la légitimité de votre critérium pour distinguer les vraies évidences, vous admettez, comme parfaitement perçu et compris, tout ce que vous parvenez à découvrir à l'aide d'un critérium; et que moi, ne pouvant admettre aucun des différents critérium des philosophes comme le signe certain de la vraie évidence, je n'admets aucune évidence comme certainement vraie, aucune chose comme certainement évidente; je n'admets rien comme certain; mais ce que vous admettez comme certain, je ne l'admets que comme probable, si tant est qu'il ait des degrés de probabilité. Dans tous les cas où vous donnez un consentement plein et entier, je n'en donne qu'un vague, incertain et incomplet; dans tous les cas où vous dites: JE CROIS, PRENDS, je ne dis que J'OPINE, IL ME PARAÎT; tout ce que vous admettez comme dogme (decretum), je ne l'admets que comme opinion, et voilà tout; Et quæ vos percipi comprendique, eadem, si modo probabilia sunt, nos videri dicimus.

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Voudras-tu me condamner pour cela? Tu ne le pourras pas sans te mettre en contradiction avec toi-même. D'après toi, on doit admettre comme certain tout ce qui est évident. Or, il est évident pour nous que rien n'est certain; mais le tout est plus ou moins probable. Vous voilà donc obligés, en vertu de vos propres principes, à tolérer le système académique, le système du probable, dégagé de toute prévention, délié de tout devoir, ne reconnaissant aucune obligation, libre de tout joug d'autorité; et voilà aussi votre système de l'évidence renversé par les mêmes mains qui l'avaient fondé : Sic igitur, in

ducto et constituto probabili, et eo quidem expedito, soluto et libero, nulla re implicato vides profecto jacere jam illud tuum perspicuitatis patrocinium. »

§ XVII. Réfutation de l'objection des stoïciens: Que le PROBABLE ACADEMIQUE arrêtait toutes les opérations de la vie matérielle. Observations sur les résultats funestes de ce PROBABLE dans l'ordre moral.

<< Mais comment ne vois-tu pas, répondait Lucullus à Cicéron, qu'une fois admis ce système de l'Académie : « Que l'homme n'est, ne peut être certain de rien, et qu'il ne sait vraiment rien, on ne peut plus rien faire, et que la suspension de tout assentiment complet (epoche), même aux choses qui nous paraissent les plus évidentes, nous obligerait à la suspension de toute action? Car agir, c'est croire. On fait telle ou telle opération, ou l'on s'en abstient, parce qu'on la croit vraiment bonne ou mauvaise, utile ou funeste, conforme ou contraire au but qu'on se propose d'atteindre. Celui qui ne croit rien, ne peut rien opérer; et de cette manière l'epoche académique, si elle pouvait être universellement suivie, serait la suspension de toute action de la vie humaine et le bouleversement de la société; Qui visum aut assensum tollit, omnem actionem tollit e vita. »

« Rien de tout cela, reprenait Cicéron en s'appuyant sur l'autorité de Carnéade, le dernier réformateur de l'Académie ; ce danger, par lequel vous voulez nous effrayer et nous imposer le dogmatisme, n'est pas réel. En niant qu'on puisse jamais parvenir à avoir sur rien une certitude absolue, capable de déterminer un assentiment complet, l'Académie ne nie pas qu'on puisse, par le témoignage des sens et de la raison, obtenir une foule d'évidences plus ou moins problables; qu'on puisse parvenir à avoir, sur beaucoup de choses, des certitudes plus ou moins approximatives et capables, par cela même, de nous faire décider à opérer. Si l'Académie niait même la possibilité d'obtenir le probable à défaut du certain, c'est alors, et alors seulement, qu'on pourrait lui reprocher, comme tu viens de le faire, que son système est contraire à la nature, et qu'il pourrait renverser le monde, en y arrêtant toute règle de la vie et toute opération. Mais en gardant le principe: Que tout ce qui se présente

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