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marche, et les pauvres gens ne peuvent faire un seul pas; Geometræ provideant qui se profitentur non persuadere, sed cogere; et qui omnia quæ vobis describunt, probant. Non quæro ex his illa initia mathematicorum, quibus non concessis digito progredi non possunt: punctum esse quod magnitudinem nullam habeat; extremitatem et quasi libramentum in quo nulla omnino crassitudo sit, lineam autem sine ulla latitudine currentem.

« Il en est tout à fait de même de vous autres. Vous affirmez que vous n'admettez comme vrai que ce qu'à l'aide des règles de la dialectique, vous aurez prouvé être évidemment vrai. Et cependant vous admettez pour premiers principes de votre dialectique des propositions qui n'ont aucune preuve; et si quelqu'un ne les admet comme vraies, et si vous-mêmes ne commencez par les admettre pour vraies en dehors de toute preuve, vous ne pouvez plus raisonner; et l'édifice de la dialectique s'écroule, abattu par les mêmes mains qui l'avaient

bâti. »

Cette argumentation était accablante. N'ayant donc rien à répondre, les stoïciens avaient recours au mystère; ils disaient qu'en effet il y a des choses qu'on ne peut expliquer d'aucune manière, et que les principes de la démonstration sont de ce nombre. Par conséquent, réduits à la dernière extrémité, ils demandaient grâce en faveur de ces choses inexplicables, et ils voulaient qu'on les leur accordât sans examen, sans discussion, sans combat; Sed hoc extremum eorum est: postulant ut excipiantur hæc inexplicabilia.

« Mais il n'en sera pas ainsi, répliquait Cicéron; vous pouvez bien trouver quelque tribun indulgent qui vous fasse une concession pareille; de ma part vous ne l'obtiendrez jamais; Tribunum aliquem censeo adeant; a me istam exceptionem nunquam impetrabunt. »

C'était dire « Vous qui ne voulez rien admettre sans une raison évidente, comment pouvez-vous prétendre que je vous accorde, que j'admette moi-même vos principes sans raison? Puisque votre dialectique ne s'appuie que sur ces principes, que vous voulez qu'on admette sans raison, c'est prétendre qu'on accepte, comme l'art vrai de démontrer, un art s'appuyant à des principes indémontrés. Car, en effet, non-seule

ment vous ne savez pas les démontrer ces principes, mais vous ne savez pas même les défendre des absurdités qui en résultent. Il est donc clair que votre dialectique, en se révoltant contre elle-même, se détruit elle-même par ses propres principes, et qu'elle abat d'une main ce qu'elle vient d'édifier de l'autre. Car de deux choses l'une ou vous concédez qu'on doit admettre, même au préjudice de la dialectique, ce qu'on déduit de ses principes; et, dans ce cas, elle est terrassée par ses propres armes; ou vous ne croyez pas que les principes de la dialectique sont des principes universels et certains, et dans ce cas elle devient un art inutile, parce qu'elle est un art incertain dans ses propres principes; Aut quidquid igitur eodem modo concluditur? »

C'est ainsi que Cicéron combattait aussi la théorie de l'évidence intellectuelle, et la confiance que les dogmatistes mettaient dans le raisonnement.

S XVI. Quatrième argument qui a poussé l'ancienne philosophie au scepticisme: La discorde des philosophes sur les plus importants sujets de la philosophie, et leur impuissance à définir une seule vérité.

Cicéron n'a laissé aux dogmatistes aucune échappatoire.

Après avoir combattu le dogmatisme par l'autorité des plus grands philosophes et par la force du raisonnement, il en a démontré la faiblesse, l'insuffisance, le danger, par les résultats mêmes de la philosophie. «Car si l'homme, disait-il, avait en lui-même un critérium de certitude, comment les plus grands philosophes du moins, qui ont tant travaillé à la recherche et à la découverte de la vérité, ne seraient-ils pas parvenus à quelque chose de certain? Or qu'est-ce que les plus grands philosophes ont connu de certain, par l'évidence ou le raisonnement ? >>

« Je ne ferai pas l'énumération des questions infinies qu'ils ont laissées à l'état de questions.

« Je vous demande seulement qu'est-ce qu'ils ont découvert, ce qu'ils ont connu de certain sur la question capitale de la formation des êtres et l'origine du monde? N'est-il pas vrai que, même sur ce sujet, il y a parmi les plus grands hommes tant de contradictions de systèmes, tant de discorde d'opinions,

qu'on ne sait plus à quoi s'en tenir? Non persequar quæstiones infinitas, tantum de principiis rerum, e quibus omnia constant, videamus quem probet? Est enim, inter magnos viros summa dissentio. » Et, à l'appui de cette remarque, en commençant par Thalès et en finissant aux philosophes de son temps, Cicéron peint le lugubre tableau, l'histoire navrante de tous les systèmes contradictoires, de toutes les horribles extravagances, de toutes les sottises stupides, de toutes les sales grossièretés, de toutes les absurdités révoltantes que la raison philosophique a simultanément ou successivement professées touchant Dieu, le monde et l'homme, et que nous avons exposées dans notre première conférence, dans celle-ci, et dans les notes qui l'accompagnent. Après quoi Cicéron reprend ainsi : De toutes ces opinions, de ces sentences si contradictoires et si variées, il n'y en a qu'une seule qui puisse être vraie. Or, laquelle sera-t-elle la vraie, que votre sage puisse suivre en toute sûreté ? et par quel moyen pourra-t-il reconnaître quelle est la vraie? Se laissera-t-il entraîner par l'autorité du nom du philosophe auteur de tel système ou de tel autre? Mais avec quel courage et sur quel fondement s'attachera-t-il au sentiment d'un de ces philosophes, et condamnera-t-il et rejettera-t-il les sentiments de tous les autres, dont le nombre est si grand, et qui sont d'aussi grands hommes que celui qu'il sera décidé à suivre? Ex his eliget vester sapiens unum aliquem, credo, quem sequatur; cæteri, tot viri et tanti, repudiati ab eo damnatique discedent?

« Je sais bien, ajoutait-il, que, quelle que soit l'opinion que votre sage adoptera, il dira toujours qu'il ne l'a adoptée que parce qu'elle lui paraît la plus vraie et la plus certaine; parce qu'elle lui paraît aussi évidente que les choses qu'on voit, qu'on connaît par le témoignage des sens. Et puisque le sage dont il s'agit est de la secte des stoïciens, il dira que, pour lui, il est aussi certain que ce monde est sapient, que ce monde a une âme s'étant fabriquée elle-même, comme elle a fabriqué le monde, et qui, en mouvant tout, régit tout et gouverne tout; que pour lui, dis-je, tout cela est aussi certain qu'il est certain qu'en ce moment on y voit, parce qu'il fait jour; Quamcumque vero sententiam probaverit, eam sic animo comprehensam habebit, ut ea quæ sensibus. Nec magis approbabit nunc lucere, quam,

quoniam stoicus, hunc mundum esse sapientem, habere mentem quæ et se et ipsum fabricata sit, et omnia moderetur, moveat et regat.

« Il dira aussi, avec le même aplomb, que le soleil, la lune et les étoiles sont des dieux. Je n'entends pas décider, dans ce moment, que ces choses soient fausses; je vous accorde même qu'elles soient vraies. Mais que votre stoïcien en ait l'intelligence, l'évidence qu'il se vante d'en avoir, qu'il en soit aussi certain qu'il affirme de l'être, voilà ce que je ne puis admettre d'aucune manière. Car comment est-il possible que son évidence soit une évidence vraie, en présence de l'évidence contraire d'un Aristote, par exemple, qui, avec un torrent d'arguments, avec une force de raisonnement à laquelle rien ne résiste, vient tomber sur votre pauvre stoïcien, détruit tout ce qu'il a appris par syllabes dans un long et pénible apprentissage, et lui prouve évidemment qu'il est fou? Erit persuasum etiam solem, lunam, stellas omnes deos esse. Sint ista vera. Comprehendi ea tamen et percipi nego. Cum enim stoicus iste tuus syllabatim ista didicerit; veniet, flumen orationis aureum fundens Aristoteles, qui eum desipere dicat.

« En un mot, conclut Cicéron, parmi toutes ces hypothèses que les philosophes ont imaginées, touchant Dieu, le monde, l'homme, peut-être que votre sage en trouvera quelqu'une qui lui paraît évidente, et dès lors il l'adoptera comme vraie; mais notre sage à nous, dans cet amas d'opinions bizarres, contradictoires, absurdes, ayant chacune les mêmes raisons pour être également admises ou également rejetées, n'en trouvera pas une seule ayant le plus petit degré de probabilité; Forum aliquid vestro sapienti verum videtur, nostro ne quid maxime quidem probabile sit occurret, ita sunt, in plerisque, contrariarum rationum paria momenta.

Mais je veux croire, Lucullus, que ta modestie t'empêchera de me faire un crime de ce que je ne me rends pas à tes raisons, et que tu ne me condamnes que parce que je ne me rends aux raisons de personne. Eh bien! pour me débarrasser de cette accusation, je vais faire violence à moi-même; et, parmi tant de philosophes, je vais en choisir un dont j'embrasserai les doctrines. Mais sais-tu sur qui arrêterai-je mon choix? Tu ne t'y attends pas. Je choisirai Démocrite, car tu sais que j'ai toujours aimé

la noblesse; Sin agis verecundius et me accusas non quod tuis rationibus non assentiar, sed quod nullis; deligam. Quem potissimum? Democritum : semper enim, ut scitis, studiosus nobilitatis fui. Mais..... Qu'est-il? je n'ai pas encore achevé de prononcer ce mot, que vous voilà tous en émoi, me regardant de mauvais œil, et menaçant de m'écraser sous le poids de vos invectives et de vos sarcasmes! Mais pourquoi tant de colère contre moi? Pourquoi m'en voulez-vous si fort? Pourquoi suisje devenu odieux à votre secte? Est-ce donc un crime pour moi, que de prendre votre principe même de l'évidence pour règle unique de mes jugements, et d'avouer franchement que ce qui est évident pour vous ne l'est point du tout pour moi? Est-ce un crime pour un pauvre humain que de dire qu'il ne sait point ce qu'effectivement il ne sait pas? Urgebor jam omnium vestrum convicio.... Sed cur rapior in invidiam? Licet ne, per vos, nescire quod nescio?

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Quelle inconséquence, Lucullus! Il est permis à vous autres stoïciens, en vertu de votre principe de l'évidence, d'être en plein désaccord entre vous et de vous faire mutuellement la guerre ; et il ne sera pas permis à moi de penser d'une manière différente de celle de vous tous? Pour Zénon, par exemple, aussi bien que pour presque toute la secte stoïcienne, il est évident que l'air est le Dieu souverain, doté d'intelligence et gouvernant tout. Pour Cléante, qui, dans sa qualité de disciple docile de Zénon, est considéré, parmi les stoïciens, comme une divinité de premier rang, le Dieu souverain, maître et dominateur du monde, n'est que le soleil. En voulant donc nous en tenir rien qu'à la secte stoïcienne, nous serions embarrassés dans notre choix, en présence d'une dissension pareille parmi ses chefs, et nous serions obligés d'ignorer notre vrai seigneur, puisqu'il n'a pas encore été décidé parmi vous si c'est à l'air ou bien au soleil que nous devons rendre nos adorations et nos hommages; An stoicis ipsis inter se disceptare licet, mihi cum iis non licebit? Zenoni et reliquis fere stoicis æther videtur summus Deus, mente præditus quo omnia regantur. Cleantes, qui quasi majorum genlium est stoicus, Zenonis auditor, solem dominari et rerum potiri putat. Itaque cogimur, dissentione sapientum, dominum nostrum ignorare, quippe qui nesciamus soli an ætheri serviamus. >>

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