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la plus grande justesse, parce qu'il y a un rapport nécessaire entre la chose existante et la perception qu'on en reçoit; en sorte qu'il est impossible d'avoir une perception claire et distincte d'une chose qui n'existe pas, ou qui existe tout autrement qu'on la perçoit; Id nos a Zenone rectissime definitum dicimus. Qui enim potest quidquam ita comprehendi ut plane confidas id perceptum esse quod est tale quale vel falsum esse possit?

Ils reconnaissaient pourtant que si cette définition pouvait chanceler, c'en était fait de tout l'édifice de la certitude; que ce principe nié, il ne restait plus aucun signe de discerner le vrai du faux, et qu'il fallait convenir, avec les académiciens, qu'on ne peut être certain de rien. C'est pour cela que les stoiciens employaient tous leurs efforts à défendre ce principe ou cette définition comme la première base de ia philosophie stoïque, et que, au contraire, Filon, au nom et dans l'intérêt de l'Académie, avait voulu le renverser: Hoc cum infirmat Philo, judicium tollit incogniti et cogniti. Quare omnis oratio contra Academiam suscipitur a nobis, ut retineamus definitionem, quam Philo voluit evertere, quam nisi obtinėmus, percipi nihil posse concedimus.

Or, pour abattre ce principe, il suffisait de prouver, de l'aveu de Zénon lui-même, qu'on peut avoir ou croire avoir une perception claire et distincte (visum) d'une chose qui n'existe pas, ou qui existe différemment qu'on l'aperçoit, c'est-à-dire qu'il y a des évidences fausses comme il y en a de vraies ; et si l'on pouvait parvenir à prouver cela, Zénon était prêt à avouer que la perception claire de la chose n'était pas le signe infaillible de la vérité; Vidit Zeno acute nullum esse visum quod percipi posset, si id tale est ab eo quod est, ut ejus modi ab eo quod non est, esse posset.

La question réduite à ces termes, voilà que Cicéron, s'appliquant à démontrer, comme Arcésilas son maître l'avait déjà fait, qu'il y a de fausses évidences qui produisent dans l'esprit une impression aussi vive et aussi forte que les évidences vraies, et que l'homme n'a pas en lui le moyen de s'assurer qu'il a été trompé : Incubuit ergo Arcesilas in eas disputationes, ut doceret, nullum esse tale visum a vero ut non ejusdem etiam esse possit a falso.

Et, en commençant par les sens : « Vous avouez vous-mêmes,

dit Cicéron aux stoïciens, que le témoignage des sens, tantôt est illusoire et trompeur, et tantôt est vrai et fidèle. Or, je vous demande quel moyen avez-vous pour distinguer certainement les cas où les sens sont des témoins fallacieux, des cas où ils sont des témoins sincères de la vérité: Tu qui visa, sensibus, alia vera, alia falsa esse dicebas, qui ea distinguis?

« Vous affirmez que pour distinguer ces cas-là il suffit d'un peu de réflexion sur l'état où se trouve l'esprit au moment de sentir, et sur l'intensité plus ou moins grande de la sensation : parce que les impressions, ajoutez-vous, qu'on éprouve pendant le sommeil, la démence ou l'ivresse, sont plus faibles que celles qu'on éprouve pendant la veille, et dans l'état de santé de l'esprit et d'une parfaite sobriété. Vous alléguez l'exemple d'Ennius, qui en se réveillant ne dit pas qu'il avait vu Homère, mais qu'il lui paraissait l'avoir vu; et vous faites la même remarque touchant l'homme ivre ou aliéné. Mais ni moi ni aucun des académiciens n'avons jamais nié que, en se réveillant, tout homme s'aperçoit qu'il ne rêve plus, et que tout fou, en recouvrant la raison, reconnaît la fausseté de tout ce qui lui avait paru vrai pendant la folie. Mais ce n'est pas là le point de la question. Ce que je vous demande est s'il est vrai, oui ou non, que les choses qu'on rêve pendant le sommeil nous paraissent aussi claires et aussi évidentes que les choses qui nous arrivent pendant la veille? Dormientium et vinolentorum et furiosorum visa imbecilliora esse dicebas quam vigilantium, siccorum, sanorum. Quomodo? Quia, cum experrectus esset Ennius, non diceret se vidisse Homerum, sed visum esse. Similia de vinolentis. Quasi quisquam neget, et qui experrectus sit eum non somniare, et cujus furor consederit, putare non fuisse vera quæ essent sibi visa in furore. Sed non id agitur. Tum cum videantur, quomodo videantur? Id queritur. »

Peu apres, Cicéron, insistant toujours sur le même argument, répète la même observation : « Vous soutenez, dit-il, que ceux qui ont rêvé peuvent bien s'apercevoir des fausses évidences qu'ils avaient éprouvées pendant le sommeil, en les comparant avec les évidences qu'ils éprouvent pendant la veille et dans l'état de santé. Mais, encore une fois, cela ne prouve rien. Car tout cela, on le sait, tout cela est admis par tout le monde. Ce qu'il nous importe d'établir, dans la question dont il s'agit, est

que les fantômes ou les représentations qu'on éprouve pendant le sommeil, l'ivresse ou la folie, sont aussi vives et aussi fortes que celles qu'on éprouve pendant la veille et dans l'état de sobriété ou de santé de l'esprit : Vos autem nihil agitis cum falsa illa somniantium recordatione ipsorum refellitis : non enim id queritur: qualis recordatio fieri soleat eorum qui experrecti sunt, aut eorum qui furere destiterint; sed qualis visio fuerit, aut furentium aut somniantium cum commovebantur.

Or, cela est incontestable; car on croit aux choses qu'on rêve, pendant qu'on les rêve, avec un assentiment aussi fort, aussi complet que celui avec lequel on croit aux choses qu'on voit lorsqu'on est éveillé. Il en est de même des fous, qui bien souvent croient vraiment voir ce qu'ils ne voient vraiment pas, et qui sont tellement émus et croient aussi certaines des choses qui n'existent pas, que les esprits sains croient les choses qui existent: Num videtur minorem habere visis quam vigilantes fidem? Quid loquar de insanis? qualis tandem fuit affinis tuus Tuditanus? Quisquam sanissimus tam certe putat quæ videt quam is putabat quæ videbantur ?

Puisqu'il est donc certain, concluait Cicéron, que nous sommes également impressionnés par les fausses évidences et par les vraies, de manière que nous ne doutons de celles-ci pas plus que nous doutons de celles-là, il est aussi évident que nous n'avons nul moyen de distinguer les fausses évidences des évidences vraies : Omnia autem hæc proferuntur, ut illud efficiatur, quo certius nihil potest esse: inter visa vera et falsa ad animi assensum nihil interesse. »

Tout ce raisonnement de Cicéron se réduit donc à cela: Il est certain, puisque les stoïciens eux-mêmes le reconnaissent, que bien souvent il nous semble voir ce qui n'existe pas, ou voir d'une manière ce qui existe d'une autre; et que ces fausses apparences se présentent à nous avec le même degré de clarté, obtiennent de nous un assentiment aussi entier et complet, et font sur notre esprit une impression aussi forte que les perceptions vraies.

Lorsque ces jeux de l'imagination, ces illusions des sens nous arrivent pendant le sommeil, l'ivresse ou la folie, nous avons le moyen de nous apercevoir de leur insuffisance, parce que le sommeil, l'ivresse, la folie est un état accidentel, passager, excep

tionnel de l'homme : et lorsqu'il est revenu à lui-même ou a recouvré la raison, en voyant que les impressions qu'il croyait éprouver ne subsistent plus, il peut se convaincre qu'il avait été joué. Mais lorsque ces illusions lui arrivent pendant la veille, dans l'état de sobriété de son corps, de santé parfaite de son esprit, il n'a pas en lui-même le moyen de s'apercevoir qu'il a été trompé. Il lui faudrait pour cela, d'abord, changer d'état; car c'est en changeant d'état qu'il s'aperçoit de la vanité des rêves éprouvés pendant le sommeil. Mais lorsqu'il se trompe pendant la veille, pendant qu'il est sobre ou qu'il a l'esprit sain, à quel état plus naturel et plus parfait peut-il passer pour reconnaître ses méprises?

En second lieu, il devrait réfléchir, examiner, comparer. Mais afin de se décider à faire tout cela, il devrait avoir conçu des doutes sur la réalité de ses perceptions. Or, les fausses évidences impressionnent l'esprit de la même manière que les vraies; et puisque, dans l'état de la vraie évidence, non-seulement il ne doute pas, mais qu'il lui est impossible de douter; de même il ne doute pas et il lui est impossible de douter lorsque son évidence est fausse; et, par conséquent, il ne lui vient pas à l'esprit la pensée qu'il doit réfléchir, examiner, comparer; il reste donc dans son erreur, parce que, loin d'avoir le moyen d'en sortir, il n'a pas même celui de s'en apercevoir.

En vain on dirait « que l'erreur, la méprise, lorsqu'il s'agit du témoignage des sens, est accidentelle, et seulement dans quelques hommes dont les sens ne sont pas sains, ou qui font une mauvaise application de leurs sens aux objets qu'ils veulent connaître, et que leur erreur, leur méprise peut bien être constatée par le témoignage de la majorité chez laquelle le témoignage des sens est fidèle, parce qu'elle a les sens sains, et en fait l'usage légitime, naturel, qu'il convient d'en faire. »> Cette majorité est composée, elle aussi, d'individus tous capables de se tromper, et dépourvus de tout moyen de s'apercevoir de leurs erreurs. Cette majorité donc, ne pouvant pas constater ses propres erreurs, ne pourrait constater non plus celles des autres. Ainsi, il n'y a pas moyen de distinguer les vraies et les fausses évidences résultant du témoignage des sens. C'est toute l'argumentation de Cicéron contre la certitude de l'évidence sensible.

§ XIV. Troisième argument par lequel les anciens établissaient le scepticisme : L'impuissance de la logique et la discorde des philosophes touchant le critérium de la certitude.

Pour Cicéron encore, l'homme n'est pas plus heureux touchant les moyens de distinguer les vrais et les fausses évidences résultant du témoignage de la raison ou du raisonnement luimême, que celles résultant du témoignage des sens.

En fait de raisonnement, dit-il, vous mettez dans la logique toute votre confiance. Mais quel secours peut-on espérer d'une science sur les principes de laquelle les différentes sectes philosophiques ne sont pas d'accord?

« Le critérium qu'a fixé Protagoras est celui-ci : Que chacun doit regarder comme vrai ce qui lui paraît vrai. Le critérium des Cyrénaïciens est tout à fait différent; ils ne reconnaissent d'autre règle, pour distinguer le vrai du faux, que les mouvements intérieurs de l'âme. Épicure est en plein désaccord avec ces deux doctrines; car pour lui il n'y a rien de vrai que ce que les sens et les images sensibles et agréables des choses nous représentent comme vrai. Quant à Platon, en marchant dans une voie tout à fait contraire, il soutient que ni les sens ni les conceptions, ou les opinions que chacun se forme luimême, ne nous apprennent rien de vrai; mais que la vérité se trouve uniquement et toute faite dans les idées des choses qui se glissent d'elles-mêmes dans notre esprit; Judicia dialecticæ nulla sunt. Aliud judicium Protagoræ est qui putat id cuique verum esse quod cuique videatur. Aliud Cyrenaicorum, qui, præter permotiones intimas, nihil putant esse judicii. Aliud Epicuri, qui omne judicium in sensibus, et in rerum notitiis, et in voluptate constituit. Plato autem omne judicium veritatis, veritatemque ipsam abductan sensibus, et ab opinionibus, cogitationis ipsius et mentis esse voluit.

« Or, puisqu'on ne peut adopter comme des critérium de vérité tous ces principes ensemble parce qu'ils sont contradictoires, je te prie de vouloir bien m'indiquer lequel je dois préférer comme étant le seul vrai, le seul légitime, le seul naturel? Mais avant de me répondre là-dessus, je te préviens que tu n'as aucun droit de m'obliger à prendre pour

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